Commentaire de l’étude sur l’agriculture intensive et les oiseaux ("Farmland practices are driving bird population decline across Europe")

Le 15 mai dernier sortait une étude française qui a fait grand bruit dans la presse. Je voulais en faire quelques commentaires dans ce thread
 
1) Méthodologie et résultats.
Cette étude a pour objectif la quantification des impacts de différentes pressions sur l’abondance des oiseaux.

Les auteurs ont collecté plein de données concernant les abondances et évolutions des populations aviaires (170 espèces ont été ciblées dans l’étude) dans 28 pays européens pendant 37 ans.

Parallèlement à ceci, ils ont collecté des données sur l’état et l’évolution de 4 grands types de paramètres liés à la pression anthropique : agriculture intensive (à « hauts niveaux d’intrants »), urbanisation, températures, et couverture forestière.

Les deux jeux de données ont été comparés afin de déboucher sur des corrélations statistiques.
Le résultat, c’est que l’augmentation de l’agriculture « à hauts niveaux d’intrants » serait le facteur le plus corrélé avec les disparitions d’oiseaux, suivi par l’urbanisation et le réchauffement climatique.

Alors évidemment, il s’agit de corrélations statistiques, dès lors il est compliqué de statuer de manière définitive sur une causalité… Mais il ne faut pas se voiler la face : concernant l’agriculture, la causalité reste tout de même fort probable, d’autant que ce n’est pas la première étude du genre qui établit un lien entre agriculture intensive et perte de biodiversité.

A noter qu’il est hors de question pour moi de critiquer le travail effectué sur cette étude, car je sortirais complétement de mes compétences… Peut-être que cette étude sera critiquée par d’autres chercheurs, peut-être pas, mais en attendant je pense que le plus sage est de considérer que les enseignements fournis sont fiables.

Est-ce que les résultats sont surprenants ? Personnellement, je ne trouve pas : les surfaces agricoles, en France métropolitaine, c’est plus de la moitié de la surface du territoire, dont les terres cultivées qui couvrent plus d’un quart de la surface française. Avec en plus l’utilisation d’intrants qui affectent la biodiversité bien au-delà des simples surfaces cultivées… Non, ce n’est pas du tout une surprise que l’agriculture soit un facteur déterminant dans la baisse de biodiversité. Après, au-delà des enseignements de l’étude, qui sont peu surprenants mais néanmoins intéressants, il y a eu pas mal de réactions, qui, elles, sont beaucoup plus critiquables. Pour le dire autrement, je pense que l’étude en question a été un peu instrumentalisée par certains, qui l’ont fait passer pour l’argument ultime permettant de valider leur vision de l’agriculture, voire de la société…
Un exemple de raisonnement simpliste :
L’agriculture intensive à haut degré d’intrant est la première cause de baisse des populations d’oiseaux => Donc il faut se débarrasser de l’agriculture intensive => Donc il faut généraliser le bio.
On va essayer de voir que c’est un peu plus compliqué que ça.

2) Absence de prise en compte de la diversité des impacts.
La première limite, c’est que cette étude ne fait pas le distinguo entre les différents impacts causés par l’agriculture intensive, qui sont de différentes natures :
-Pesticides,
-Engrais,
-Occupation des sols,
-Travail du sol.

Dans les jeux de données, le proxy utilisé pour évaluer les évolutions de l’agriculture « à haut niveau d’intrants » est l’évolution des surface agricoles utilisant de grandes quantités d’engrais et de pesticides.
Mais quand ce paramètre augmente, il est probable que les autres (occupation des sols, travail du sol) augmentent également… Ainsi, difficile de conclure sur l’impact réel du paramètre « engrais » ou du paramètre « pesticides » dans ces corrélations qui restent trop générales.

3) Absence de prise en compte du gain de productivité.
Autre élément : l’étude ne prend en compte que les impacts, mais ne prend pas en compte les gains (ce n'est pas une erreur, ce n'est juste pas le but de l'étude). En l’occurrence, l’intensification de l’agriculture entraine bien une perte de biodiversité sur le territoire, mais elle permet aussi de produire davantage de denrées alimentaires. Ainsi, considérer les impacts d’un point de vue spatial comme il a été fait ici est intéressant, mais il faut être conscient que cela ne permet pas de prendre en compte ce paramètre. Si les impacts avaient été évalués par quantité de produits, alors les résultats seraient peut-être différents.

Un exemple pour illustrer : Si la France s’engage dans un plan de réduction de l’agriculture intensive, alors elle produira moins. Or, il n’y a aucune raison pour que les gens mangent moins ou différemment à cause de ça. Donc le manque à produire sera fatalement compensé par de l’importation. Alors certes, la biodiversité sera davantage épargnée sur notre territoire, mais on aura des impacts indirects sur la biodiversité dans d’autres endroits du globe.
C’est un peu le même problème que la délocalisation de l’industrie en Chine qui exporte nos émissions de GES…

4) Une résolution trop faible pour envisager des solutions.
On sait donc que l’intensification de l’agriculture, de manière générale, occasionnerait une perte de biodiversité et une augmentation des rendements.
Pour sauvegarder la biodiversité, on a un certain nombre de leviers à notre disposition :
-Limitation des intrants
-Absence ou limitation du travail du sol
-Installation de couverts végétaux
-Installation de haies ou de refuges de biodiversité
-Agroforesterie
-Allongement des rotations des cultures

Ces leviers peuvent être regroupés par « bouquets » disposant de labels :
-Agriculture biologique : Limitation des intrants.
-Agriculture de conservation des sols (ACS) : Couverts végétaux, absence de travail du sol, Rotations longues.
-HVE option A : adoption au choix de plusieurs de ces leviers
-HVE option B : diminution des intrants, installation de haies ou de refuges de biodiversité.
Quasiment tous ces levier et « bouquets » occasionneront des pertes de rendement et un gain de biodiversité.
Mais pour arbitrer entre eux, il faudra évaluer finement quels sont les leviers les plus optimaux, c’est-à-dire qui occasionneront le plus de gain pour le moins de perte de rendement… Et ça, c’est assez compliqué à faire car ça dépend de pas mal de paramètres comme le type de culture, le climat ou encore la nature du sol.
Et vous comprenez bien que l’étude que l’on cite ici ne permet absolument pas de faire ça, car les proxys utilisés sont beaucoup trop larges pour pouvoir évaluer l’effet séparé de ces différents leviers…
Ainsi, ceux qui utilisent cette étude pour justifier le choix d’un levier ou d’un bouquet en particulier (le bio par exemple) outrepassent à mon avis son périmètre.
Voilà, ce sera tout pour aujourd’hui, merci de m’avoir lu et en vous disant à bientôt !