Fragmentation de l'habitat

Nous savons que la destruction des habitats naturels et l’artificialisation des sols est une des causes principales de la perte de biodiversité constatée actuellement.
Voire même la principale cause.
Mais ce n’est pas toujours juste une question de surface occupée. L’artificialisation des sols peut en effet contribuer à morceler le paysage, ce qui peut avoir des conséquences funestes sur la biodiversité…

1- Qu’est-ce qui cause ce morcellement ?

Les champs et les zones urbanisées, qui prennent énormément de place, ont bien sûr une responsabilité importante. Mais il y a aussi certains obstacles qui, même s’ils ne prennent pas beaucoup d’espaces, contribuent à morceler de manière particulièrement efficace le paysage : les routes, par exemple.

Les zones urbanisées et les routes sont autant de zones que les animaux peinent à traverser : bruits de la circulation, présence de l’Homme, odeurs, risques d’écrasement, présence de lumières la nuit…
Ainsi, les déplacements des animaux peuvent être dans certains cas fortement limités à de petites zones bien circonscrites.
 
2- Conséquences du morcellement.

Difficultés d’accès à la ressource et aux partenaires sexuels.
Les animaux ont besoin d’un certain nombre de ressources pour vivre. La limitation des déplacements peut ainsi empêcher certaines espèces de les acquérir. Par exemple, si une 4 voies se trouve entre le point d’eau et la forêt, les animaux auront plus de mal à aller se désaltérer.
Pour les espèces à faible densité de population, la limitation de leurs déplacements peut également empêcher la rencontre du partenaire sexuel, et donc gêner la reproduction.
Pour mes élèves, j’ai réalisé une petite simulation sur le logiciel « edu’modèle » (disponible gratuitement en ligne ici)pour bien comprendre les conséquences de cette fragmentation. Voici le lien pour télécharger le modèle comme ça vous pourrez le lancer directement dans le logiciel en ligne si vous le souhaitez.
 
Je réalise une première simulation en laissant un grand espace non fragmenté. Les animaux (ronds rouges) se déplacent, se rencontrent, se reproduisent et choppent des ressources (qui apparaissent aléatoirement sous forme de carrés verts). (en gif animé ici)

Au bout d’un certain temps, on obtient cette courbe exprimant le nombre d’animaux en fonction du temps. On voit que la population d’animaux subit des hauts et des bas, mais globalement elle s’en sort.

Maintenant, si je fragmente tout ça avec des routes (sur lesquelles les animaux sont supposés ne pas aller). (en gif animé ici)

On voit que très vites mes animaux ne font pas long feu… Il y a des cases où il y a suffisamment d’animaux pour qu’ils se rencontrent et se reproduisent mais où il n’y a pas assez de nourriture. Il y a des cases où au contraire, par hasard, il y a plein de ressources mais trop peu d’animaux. Bref, c’est la pagaille.

(évidemment, il ne s’agit que d’un modèle simpliste à visée exclusivement pédagogique. Il y aurait plein de critiques à faire sur ce type de modélisation)

En bref, certaines populations ont besoin d’un certain espace pour survivre, et en dessous d’un certain seuil, elles vont tout simplement disparaitre… Ainsi, plus le maillage d’obstacles d’un territoire sera serré, plus nombreuses seront les populations qui se sentiront trop à l’étroit et qui, de fait, disparaitront.
 
Réduction des « habitats intérieurs » et « effets lisière »
Chaque espèce est adaptée à une certaine « niche écologique », c’est-à-dire à un certain nombre de paramètres physiques. On a des espèces qui sont « généralistes » et qui peuvent s’accommoder de plusieurs types d’environnement, et des espèces plus spécialistes à un environnement donné. En général, les espèces spécialistes sont présentes dans les « habitats intérieurs » (« core habitat » ou « interior habitat » en anglais), tandis que les espèces plus généralistes seront davantage présentes au niveau des lisières.
Or, la fragmentation de l’habitat entraine une diminution drastique de ces habitats intérieurs et donc menace les espèces spécialistes qui s’y réfugient (l'illustration vient de cet article)

Et ce n’est pas tout, car au niveau des lisières artificialisées (bordures de routes, de champs, de villes…), on peut aussi observer un « effet lisière » qui se réalise au détriment des espèces qui y vivent. Ce type de bordures artificialisées sont plus nettes et rectilignes que les lisières naturelles, ce qui favorise la prédation des espèces qui y nichent.
Ainsi, la fragmentation va nuire à la fois aux espèces de lisières et aux espèces des milieux intérieurs.
 
Diminution de la diversité génétique.
La biodiversité ne dépend pas uniquement du nombre d’espèces. En l’occurrence, il existe trois niveaux de biodiversité :
-La diversité des écosystèmes
-La diversité spécifiques (des espèces)
-La diversité génétique (diversité au sein de la même espèce)
Or, la diversité génétique peut aussi être affectée par la fragmentation des habitats. Expliquons cela.

Soit un caractère [C] au sein d’une population P. Imaginons que ce caractère est contrôlé par un gène C, et que ce gène C est présent dans la population sous forme de deux versions (= deux « allèles ») C1 et C2.
La fréquence de ces 2 allèles au sein de la population peut varier par un effet du hasard, c’est ce qu’on appelle la dérive génétique.
Modélisons cette dérive génétique avec un autre petit logiciel pédagogique, le logiciel « évolution allélique » (disponible en ligne ici).
Je rentre le nom de mes deux allèles en supposant qu’ils ont initialement la même fréquence (50% chacun donc). Je suppose que ma population fait 150 individus.
 
Voici ce que ça donne sur 100 générations… On voit en effet que la fréquence du caractère varie de façon complétement aléatoire : c’est la dérive génétique.

Mais le truc, c’est que cette dérive génétique est plus forte pour les petites populations, et au contraire plus faible pour les grandes (conséquence de la loi des grands nombres).
(1ere image : effectif de 20, 2e image : effectif de 100, 3e image : effectif de 1000)

Or, quand la dérive génétique est forte, il devient probable qu’un des deux allèles disparaisse (sur l’image, c’est ici C1 qui disparait à la génération 55).
Et si un allèle disparait, ça signifie qu’on perd de la diversité génétique.

Si le milieu est fragmenté, alors les peuplements seront séparés en plein de petites populations, de faibles effectifs. A cause du faible effectif, la dérive génétique sera plus forte. En conséquence, des allèles disparaitrons rapidement au fil des générations, et ces populations deviendront donc de plus en plus pauvres génétiquement.

Et cet appauvrissement génétique, couplé à une forte consanguinité, rendra ces populations vulnérables sur le long terme.
Pour illustrer ce phénomène d’un exemple concret, parlons du lynx ibérique, un cas bien documenté sur ce site internet (et accessoirement dans le « Livre Scolaire » de terminale enseignement scientifique).

Voici la comparaison entre les zones de répartition du lynx ibérique en 1960 (1ere image) et en 2016 (2e image)

On voit bien qu’en 56 ans, les énormes aires de répartitions initiales se sont fragmentées en plein de petites surfaces, bien séparées par les routes.
Et parallèlement à ça, la diversité génétique des lynx ibériques, lorsqu’on la compare avec celle du lynx boréal, est bien plus faible (illustration du Livre Scolaire).

3- Importance du phénomène dans le déclin de la biodiversité.

Le morcellement est un problème pour la biodiversité, mais est-ce un problème majeur ? A priori, oui. Du moins c’est l’avis de l’agence européenne pour l’environnement (AEE) (extrait 1).
Et ce ne sont pas les seuls. Dans l’ « évaluation des écosystèmes pour le millénaire », la fragmentation des habitats est également considérée comme une des principales causes de perte de biodiversité (extrait 2).

L’IPBES cite également plusieurs fois ce phénomène dans son rapport, sans préciser toutefois à ma connaissance l’importance relative de ce problème par rapport aux autres.

4- Solutions possibles.

Evidemment l’idéal serait de réduire au maximum les surfaces artificialisées, et en général c’est compliqué. Mais parfois, quelques solutions « simples » permettent de limiter les impacts de cette fragmentation.
-Limiter les éclairages sur les routes pendant la nuit.
-Mettre en place des passages dédiés à la faune sur les grands axes routiers (vous avez sûrement déjà vu ça) : ponts, tunnels…

Pour le fun, on peut ajouter ces passages dans mon modèle précédent, et on voit que ça améliore considérablement les choses… (en gif animé ici)

-Importer des individus éloignés génétiquement pour recréer de la diversité génétique.
-Créer des parcs naturels de tailles raisonnables dans lesquels la fragmentation serait limitée ou absente.
 
Pour finir sur une note positive, différentes mesures ont été prises pour sauver le lynx ibérique (le projet Iberlince, financé par l’UE), dont l’échange d’individus entre les populations, la sécurisation des axes routiers et la mise en place de passages (ainsi que la réintroduction de lapins de garenne, mais ça c’est un autre sujet)…
Et ces efforts semblent porter leurs fruits, puisque les populations de lynx semblent reprendre du poil de la bête !