Le sujet du stockage de l’eau est revenu sur le tapis à l’occasion d’une marche de contestation contre un projet dans le Puy de Dôme. L’occasion pour moi de vous faire un petit bilan de la situation.
1) Présentation du projet.
Le projet de retenues est porté par une association de 36 agriculteurs de la zone, l’ASL « Les Turlurons ».
Il prévoit le stockage dans des réserves artificialisées (de type « bassines ») de 2.3 Mm3 d’eau. C’est environ trois fois moins de volume stocké que le projet des Deux-Sèvres (6.7 Mm3), mais cela reste un gros projet.
Il est prévu de construire seulement deux réserves de 1.05 et 1.25 Mm3. Il s’agit de grosses retenues : pour comparaison, la bassine de Sainte-Soline a une capacité de « seulement » 723 000 m3.
Ce stockage servirait à irriguer une zone qui n’est actuellement pas irriguée. Ainsi, on est dans une optique bien différente de ce qui se passe dans les Deux-Sèvres où le stockage se substituait à l’eau prélevée l’été pour l’irrigation. (Source)
Ici, c’est bien la création d’un volume supplémentaire d’irrigation qui est visé, afin de compenser les effets du changement climatique. (Source)
Concernant les modalités de remplissage des réserves, c’est encore une fois très différent de ce qui se passe dans les Deux-Sèvres… Ici, il est prévu que le pompage se fasse dans l’Allier, et non pas dans la nappe.
Il y a pas mal d’opposants au projet des Deux-Sèvres qui pensaient que pomper dans la nappe était plus préjudiciable que de pomper dans la rivière ou que de récupérer l’eau de pluie. Nul doute que ces gens-là trouveront ce projet acceptable, donc…
Plus sérieusement, comme je l’ai déjà expliqué (cf. ici par exemple), pomper dans l’eau de la rivière n’est pas forcément plus vertueux que de pomper dans la nappe, du fait de la connectivité entre les deux.
Après, c’est tout de même un élément qui a son importance, surtout si cette connectivité est faible (au contraire de ce qu’on avait dans les Deux-Sèvres)
Le pompage n’aura lieu que pendant les 5 mois les plus pluvieux, soit entre le 1er novembre et le 31 mars. Il sera conditionné par un débit minimal de l’Allier de 45.7 m3/s.
Il est prévu d’installer des panneaux photovoltaïques dans les bassines, afin de produire de l’électricité décarbonée tout en limitant l’évaporation : Ça ne me semble pas une mauvaise idée, mais à mon avis c’est surtout pour l’image du projet qu’ils ont décidé de communiquer là-dessus, plus que pour le gain écologique réel.
Chose importante : le projet n’en est qu’à ses débuts (contrairement à dans les Deux-Sèvres où plusieurs réserves sont déjà construites) : Il n’y a pas encore d’études sur le sujet, et on ne sait rien d’éventuelles contreparties de la part des agriculteurs. (source)
Ainsi, perso, il me semble difficile de se prononcer de manière catégorique sur la pertinence de ce projet…
Mais on peut quand même creuser un peu le sujet afin de vérifier si certaines critiques sont légitimes ou non. Et c’est donc ce que j’ai essayé de faire…
2) Contexte hydrogéologique.
La localisation de ce projet tranche avec l’essentiel des autres projets de réserves contestés, qui se trouvent presque tous vers les Deux-Sèvres et la Vendée ou vers les Alpes…
La localisation surprenante de ce projet nous donne un indice sur le fait que le contexte géologique doit être très différent de ce qu’on a dans les Deux-Sèvres…
La zone se trouve en plein Massif Central, qui est une région où le socle cristallin (granite et dérivés) affleure à la surface (en rouge et nuances de rouge/orange sur la carte géologique).
Au niveau de Clermont Ferrand se trouve un petit bassin sédimentaire récent orienté N/S (en jaune sur la carte) : la Limagne.
C’est dans la Limagne que coule l’Allier. Et c’est là, juste à côté de Clermont Ferrand, que se trouve la zone du projet de stockage.
Au niveau hydrologique, je me suis basé sur ce document.
Il y est indiqué qu’il y a dans la zone 4 types d’aquifères : aquifères de socle (rouge), aquifères volcaniques (violet), aquifères sédimentaires (jaune) et aquifères alluviaux (gris).
-Les aquifères de socle correspondent aux endroits où le socle cristallin affleure. Les aquifères de socle contiennent très peu de réserve d’eau car ils sont très peu poreux. Mais là où on a ces aquifères, il y a aussi du relief donc peu de cultures. De plus, ce sont des zones peu habitées, donc il ne me semble pas qu’on ait beaucoup de problèmes d’approvisionnement dans ces endroits-là.
-Les aquifères volcaniques sont les aquifères permis par les édifices volcaniques (ici, la chaine des Puys). En gros, l’eau s’infiltre dans les roches volcaniques, qui sont poreuses, et s’accumule à l’interface avec le socle imperméable où celui-ci ménage des petits creux.
Il s’agit encore une fois d’aquifères peut sollicités pour l’agriculture car ces zones sont trop escarpées pour y mettre des cultures. En revanche, c’est de ces aquifères que provient l’eau de Volvic.
-Les aquifères sédimentaires correspondent aux roches sédimentaires poreuses du bassin de la Limagne. On pourrait croire qu’il y a de forts volumes d’eau stockés dans ces sédiments vu l’épaisseur du bassin…
… Mais en fait, pas trop. Les roches sont de nature marno-calcaire (en gros c’est du calcaire mélangé avec de l’argile), et sont donc peu perméables et peu poreuses… Du coup, malgré le volume considérable de ces roches sédimentaires, il s’agit d’aquifères très peu exploités dans cette région. (source)
Ces aquifères sédimentaires peuvent cependant être exploités localement, généralement dans les zones proches de la grande faille qui borde la limite ouest de la Limagne, mais sur l’ensemble de la région, c’est plutôt négligeable.
-Les aquifères alluviaux de l’Allier constituent la principale source d’approvisionnement du coin. C’est donc eux qui nous intéressent ici.
Il s’agit d’aquifères formés par l’accumulation des sédiments de l’Allier. Ces aquifères sont donc peu épais (seulement de 3.6 à 10 m d’épaisseur), et contiennent donc des volumes d’eau relativement faibles.
En revanche, contrairement à ce qu’on avait dans les Deux-Sèvres, il s’agit d’aquifères poreux dont la transmissivité est assez faible (l’eau se déplace assez lentement en leur sein).
Ainsi, alors que les nappes dans les Deux-Sèvres pouvaient se vider en quelques semaines à peine, on a ici un taux de renouvellement des nappes plus long, de l’ordre d’un an / un an et demi.
On a donc une diffusivité de l’aquifère moyenne (petits volumes, mais transmissivité assez faible), qui détermine une réactivité moyenne des nappes.
Sur les piézomètres (courbe du haut), on peut ainsi voir une cyclicité annuelle quand même bien marquée, mais avec des fluctuations interannuelles plus importantes que ce qu’on avait dans les Deux-Sèvres (courbe du bas). (graphes obtenus ici)
En outre, la nappe alluviale de l’Allier arrive à saturation bien moins rapidement que dans les Deux-Sèvres.
Autre point très important : la nappe alluviale de l’Allier est considérée comme une « nappe d’accompagnement », ce qui signifie qu’il y a des échanges importants entre la rivière et la nappe : en cas d’étiage, la nappe permet au cours d’eau de se maintenir (support d’étiage), et en cas de crue, l’Allier vient approvisionner la nappe.
Voici un tableau qui récapitule les prélèvements et les ressources disponibles dans cet aquifère alluvial (trouvé sur ce document p.67)
La localisation concernée par le projet est le tronçon n°4 situé entre Vic-le-Comte et Saint-Yorre.
Sans surprise, c’est sur ce tronçon où il y a la plus forte pression sur la ressource, avec une exploitation de 47% du volume d’eau de la nappe. Sûrement à cause du fait que la zone est très peuplée, avec Clermont-Ferrand à proximité.
Dans le département du Puy de Dôme, la pression principale sur cette ressource en eau est l’alimentation en eau potable (AEP) avec 82% de l’eau prélevée. La part de l’irrigation est ici minoritaire (11% seulement en 2004).
3) Conséquences du projet sur la nappe.
Comme nous l’avons vu, la nappe alluviale de l’Allier est une nappe d’accompagnement. En conséquence, le prélèvement d’eau supplémentaire dans l’Allier pendant l’hiver aura des répercussions sur l’état de la nappe (qui est connectée au cours d’eau).
De plus, ces répercussions impacteront l’état de la nappe jusqu’à 1 an / 1 an et demi après le prélèvement, donc jusqu’à l’été suivant. On est ainsi dans un cas totalement différent de celui des Deux-Sèvres où l’état de la nappe estival était globalement indépendant de son remplissage hivernal (à cause de la forte réactivité de la nappe, j’en ai déjà beaucoup parlé).
Après, pour savoir si la répercussion sera négligeable ou bien significative, il est nécessaire de rentrer dans la quantification. Et en attendant qu’il y ait de véritables études hydrologiques, c’est ce que j’ai essayé de faire…
Sur hydro.eaufrance, on a accès aux variations de débit des différentes rivières de France. Je suis donc allé voir le débitmètre de Vis le Comte, à l’amont immédiat de la zone concernée.
Je suis allé cherché les débit moyens mensuels des 8 dernières années. Puis j’ai calculé le débit hivernal total moyen de l’Allier pendant la saison hivernale (du 01/11 au 31/03), qui est de 820 Mm3.
Sachant qu’il faut prélever 2.3 Mm3 pour remplir les bassines, cela revient à prélever 0.28% du débit de l’Allier qui coule pendant ce laps de temps.
Ce calcul me permet de savoir l’impact sur le débit moyen de l’Allier, qui semble assez marginal, mais ne me permet pas de savoir quelle est la proportion de ces 2.3 Mm3 prélevés qui impactera la nappe.
En effet, c’est seulement une partie de l’eau prélevée dans la rivière qui se serait infiltré dans la nappe, le reste se serait écoulée jusqu’à la mer. C’est cette part que je veux approximer.
Faisons l’hypothèse que la nappe se remplit totalement pendant la saison hivernale. D’après ce tableau, le volume d’eau contenu dans la nappe dans ce secteur (donc à remplir pendant l’hiver) est de 45 Mm3.
Sachant que le débit total de l’Allier sur la saison hivernale est de 820 Mm3. Cela fait une proportion du débit de l’Allier qui vient approvisionner la nappe du secteur de 5.65 %.
Concrêtement, ça signifie que si on prélève 100 m3, il n’y en a que 5.65 Mm3 qui seraient allés dans la nappe (les 94.35 restants vont + loin, vers la mer ou vers les aquifères en aval, qui sont moins sous tension à priori).
Comme on prélève en tout 2.3 Mm3, cela fait un manque à remplir de la nappe de 130 000 m3 en moyenne (de 90 000 m3 à 210 000 m3 selon les années).
Cela correspond à 0.65% du volume prélevé annuellement dans ce secteur (20 Mm3).
Ce volume peu sembler assez négligeable, d’autant qu’il y a une part de ce volume pompé qui se serait de toute façon écoulé vers l’aval au sein de la nappe : je rappelle que le temps de renouvellement de la nappe est compris entre 1 an et 1 an et demi, on peut donc supposer qu’entre le moment du remplissage et la période estivale, un bon tiers du volume des nappes est déjà parti.
Après, 130 000 m3, ce n’est pas complètement négligeable non plus : avec un volume comme ça, on peut remplir plus de 2000 piscines privées quand même, ou encore subvenir à la consommation de plus de 2 400 habitants.
4) Arriverons-nous à remplir les réserves ?
Je rappelle que l’association qui porte le projet prévoit de limiter le pompage à la saison hivernale (entre le 1er novembre et le 31 mars) et de le conditionner à un débit minimal de l’Allier de 45.7 m3/s.
Ces derniers jours, un des principaux arguments que j’ai pu lire contre la construction de ces ouvrages, c’est que ces conditions de remplissage seront trop difficile à tenir. Ainsi, d’après les opposants, les agriculteurs n’arriveront pas à remplir leurs réserves, ou, pire, grugeront en outrepassant les conditions afin de rentabiliser leurs ouvrages (les coquins).
Ainsi, j’ai eu envie de vérifier si oui ou non les conditions de pompage seraient trop strictes pour assurer le remplissage.
Pour cela, on va encore utiliser les données de débit de l’Allier (à Vic le Comte) disponibles sur hydro.eaufrance…
On peut générer un graphique sur le laps de temps voulu, à savoir du 01/11 au 31/11. Voici donc ce que ça donne pour l’hiver 2023/2024.
J’ai ensuite disposé le seuil de débit de 45.7 m3/s (soit 45 700 L/s). Les périodes où le pompage aurait été autorisé sont notifiées en rouge.
Pour cet hiver, le nombre de jour où le pompage aurait été autorisé est de 111 jours.
Apparemment, les porteurs de projet prévoient aussi que le débit des pompes ne dépasse pas 1% du débit du fleuve. Vu qu’ils ne comptent pomper que lorsque le débit est supérieur à 45.7 m3/s, on peut tabler sur des débits de pompage de 0.46 m3/s.
Avec un tel débit de pompage, il faudrait 1390 heures de pompage, soit 58 jours. On voit donc que le dernier hiver aurait largement permis le remplissage de ces bassines.
Mais il s’agissait d’une année particulièrement pluvieuse.
J’ai donc refait la même manip pour les 7 années précédentes.
Voici le tableau qui récapitule les résultats :
On note deux années pour lesquelles les réserves n’auraient probablement pas pu être remplies au maximum (2022/2023 et 2021/2022), sur les 8 étudiées ici. C’est un ratio tout à fait correct qui a tendance à infirmer les craintes des opposants.
Cependant attention, les débits de l’Allier ont tendance à diminuer avec le temps, y compris les débits hivernaux, comme l’attestent les graphiques suivants (générés en considérant les débits moyens annuels entre 1970 et aujourd’hui).
Ainsi, il est possible qu’à l’avenir, le remplissement de ces réserves puissent poser problème de manière plus fréquente.
5) Conclusion
Désolé pour les gens (des deux camps) qui auraient préféré une réponse bien tranchée, mais ici il est compliqué d’en faire une.
Dans les Deux-Sèvres, le projet pourrait permettre d’améliorer les niveaux des nappes pendant l’été, les débits des cours d’eau, et les niveaux limnométriques des zones humides. Il y a donc un vrai gain potentiel environnemental.
Ici, ce n’est pas le cas. Comme il s’agit de réserves visant à augmenter les volumes d’irrigation, les gains sont presque exclusivement économiques. Après, selon les idéologies de chacun, on peut accorder plus ou moins d’importance à ces points-là.
Concernant les coûts et les risques environnementaux, ils semblent limités mais sont tout de même présents, d’autant qu’on se place dans un contexte de diminution du débit de l’Allier.
Selon les sensibilités, avec les chiffres que je viens de fournir, on peut tout à fait penser que l’impact sur la nappe est négligeable, tout comme on peut penser que chaque effort est bon à prendre.
A vous de vous faire votre propre opinion, en attendant bien sûr d’avoir un peu plus de données.
Et n’oublions pas que ces projets doivent de toute façon s’inscrire dans une politique plus large de gestion de l’eau, qui peut mettre en œuvre une augmentation de l’offre, mais aussi une diminution de la demande.
D’ailleurs, dans la région de Clermont-Ferrand, il y a justement un dispositif innovant qui a été mis en place il y a maintenant plus de 20 ans : les eaux usées de l’agglomération sont réutilisées (après lagunage) pour les besoins de l’irrigation.
Une solution parmi d’autres à ce problème épineux.