Avec le mouvement des agriculteurs, une vieille question est revenue sur le tapis : celle des indicateurs visant à quantifier l’utilisation des produits phytosanitaires. NODU, QSA, HRI… Je vous propose d’y voir plus clair dans ce bourbier…
On le sait, les pesticides sont des substances dangereuses, qui ont des impacts sanitaires (surtout pour les professionnels qui les manipulent), et environnementaux.
Ainsi, à la fin des années 2000, l’Europe, comme la France, ont exprimé la volonté de réduire les usages de ces substances.
Mais pour cela, il est nécessaire de planifier des objectifs chiffrés. En France, c’est le plan Ecophyto, qui fixe l’objectif de 50% de réduction des usages des produits phytopharmaceutiques d’ici 2025.
Cette planification doit reposer sur des indicateurs objectifs capable d’estimer de la façon la plus pertinente possible cette trajectoire de réduction.
Mais définir ces indicateurs est une tâche compliquée…
1- Mesurer le tonnage (QSA)
Le plus simple et le plus instinctif pour le grand public, c’est tout bêtement de mesurer la masse de substance active utilisée.
On nomme cet indicateur QSA (Quantité de Substance Active).
L’évolution de cet indicateur est positive, puisqu’on a réduit les quantités utilisées d’une 20aine de % entre 2009 et 2021 (hors biocontrôle).
Si on regarde cette évolution à plus large échelle, c’est encore plus flagrant puisque la quantité de pesticides utilisés aurait été divisée par presque 4 depuis la fin des années 90. (Source : Agridemain)
Mais est-il vraiment pertinent d’évaluer les quantités utilisées ?
En effet, quand on dit qu’il faut réduire les pesticides, c’est plutôt la réduction des impacts que l’on vise… Et non la réduction des tonnages.
Dans cet optique, cet indicateur serait vraiment pertinent si et seulement si la dose de pesticides utilisée était proportionnelle à l’impact, et ce quel que soit le pesticide utilisé.
Mais ce n’est pas du tout le cas.
On a des produits épandus en gros volumes, mais qui n’ont pour autant pas un impact plus fort (ex : le soufre). Ces produits seront ainsi, à tort, prépondérants dans le calcul du QSA.
Et au contraire, on peut avoir des produits très efficaces, qui ne nécessitent pas de grandes quantités, mais qui pourtant peuvent avoir des impacts considérables (ex : insecticides). Ces produits auront ainsi, à tort, un faible impact sur le score de QSA.
Dès lors, si on substitue des produits volumineux peu efficaces mais peu dangereux, par des produits plus efficaces mais aussi plus dangereux à faible dose, alors on diminuerait le QSA, mais pour autant ce n’est pas pour ça que l’impact des pesticides serait plus faible.
Cet indicateur est donc susceptible de fournir une vision biaisée de la réalité.
D’autant qu’il est probable qu’avec les progrès technologiques les produits utilisés soient de plus en plus efficaces et donc de plus en plus susceptibles d’agir à faible dose. (source : agriculture.gouv)
2- Standardiser les doses utilisées (NODU)
Comme on vient de le voir, appréhender l’utilisation des pesticides par la simple quantité de produits n’est pas forcément pertinent pour se faire une idée de la réalité des évolutions des impacts.
C’est pour s’affranchir de ce problème que des chercheurs de l’INRAE ont créé le NODU, l’indicateur utilisé dans le cadre du plan Ecophyto.
Pour obtenir le NODU, la quantité de substance active (QSA) en kg est divisée par une dose de référence (en kg/ha), la « dose unité de substance active » (DUsa).
Cette dose unité est calculée à partir des doses homologuées pour chaque produit, c’est-à-dire des doses maximales d’utilisation.
Que se passe-t-il si les doses homologuées évoluent ?
Si la législation se durcit, et que la dose homologuée de certains produits diminue, alors mécaniquement, la dose unité diminue, donc le NODU augmente, et ce même si les doses appliquées ont été les mêmes.
Est-ce un biais ?
En réalité, non. Car en cas de changement des doses homologuée, toute la série temporelle est recalculée, ce qui permet de ne pas biaiser les tendances d’évolution.
Comment évolue le NODU en France ?
Comme on peut le voir sur ce graphique, l’évolution est beaucoup moins positive que pour le QSA, ce qui tend à prouver qu’il y a bien eu une évolution vers des produits plus efficaces (baisse des tonnages, mais baisse également des doses homologuées)…
En gros, on note une augmentation de 25% entre 2009 et 2017, puis une baisse entre 2017 et 2021. Le bilan est ainsi à peu près nul entre 2009 et 2021.
A noter que le NODU est calculé à partir des quantités achetées et non des quantités effectivement utilisées. Ça permet d’expliquer la grande augmentation de 2018, qui est en réalité liée au stockage des produits par les exploitants, à cause d’une hausse des charges (hausse de la redevance pour la pollution diffuse) en 2019. Ce surplus stocké a vraisemblablement été utilisé l’année suivante, d’où la diminution des achats très importante en 2019.
Ainsi, à cause de ces biais liés au stockage des produits, il vaut mieux considérer la moyenne triennale plutôt que les variations d’une année sur l’autre.
Une petite précision :
Une des limites du NODU, c’est que l’indicateur ne prend pas en compte les semences enrobées. Or, récemment, il y a eu une interdiction des semence enrobées de néonicotinoïdes. Peut-être que cette interdiction a été responsable d’un surplus d’utilisation d’insecticides épandus (qui eux sont pris en compte par le NODU), qui pourrait être partiellement responsable de l’augmentation constatée entre 2011 et 2018.
Le NODU prend-il vraiment en compte la dangerosité des produits ?
Je rappelle que l’objectif, c’est de diminuer les impacts, pas seulement les quantités. Alors est-ce le NODU est vraiment pertinent pour cela ?
La pertinence du NODU en tant qu’indicateur d’impact repose sur le postulat que, au seuil d’homologation, l’impact serait à peu près le même quelle que soit la substance utilisée.
Or, les doses homologuées (à partir desquelles est calculé la fameuse « dose unité ») sont fixées en se basant sur deux choses : sur les risques potentiels, mais aussi et surtout sur l’efficacité du produit. (source : fao)
Ainsi, pour que le NODU soit pertinent en tant d’indicateur d’impact, il faut faire l’hypothèse que l’efficacité d’une substance soit proportionnelle à son impact.
Cette hypothèse, en première approximation, est pertinente. Par exemple, pour un insecticide : plus le produit est efficace contre les insectes ravageurs, plus il sera aussi efficace pour tuer les insectes pollinisateurs qui se trouveraient par malchance dans le coin, donc plus il sera impactant pour l’environnement.
Mais cette hypothèse reste quand même très imparfaite, car plusieurs paramètres peuvent brouiller les cartes.
Par exemple, la persistance du produit dans les sols n’est pas du tout corrélée à l’efficacité. Pourtant, elle va jouer de manière significative sur le risque. Idem pour la diffusivité du produit, c’est-à-dire sa capacité à contaminer d’autres endroits que la zone traitée.
La génotoxicité d’une molécule, ou le caractère « perturbateur endocrinien », ne dépend elle aussi pas forcément de son efficacité…
Ainsi, on comprend bien que cette hypothèse est imparfaite, et par conséquent que le NODU en tant qu’indicateur est imparfait.
Est-ce qu’il faut se débarrasser de cet indicateur pour autant ?
Je ne pense pas, car malgré son imperfection, c’est un bien meilleur indicateur que le QSA. De plus, le NODU peut être décliné selon les caractéristiques toxicologiques et écotoxicologiques des substances.
Ainsi, on peut par exemple étudier l’évolution NODU des substances considérées comme potentiellement cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR). Et là, l’évolution est beaucoup plus positive, avec une diminution de 25% des CMR2 (potentiel suspecté), et de 90% pour les CMR1 (potentiel avéré ou présumé).
3- Pondérer selon la dangerosité (HRI-1)
A l’échelle européenne, d’autres indicateurs ont été mis en place, les « indicateurs de risque harmonisés » (HRI), permettant l’évaluation et la comparaison des état membres européens.
Il y a deux indicateurs HRI.
Le HRI-2 ne s’intéresse qu’au nombre de dérogations d’urgence accordées pour des substances interdites. Il s’agit d’un indicateur rudimentaire et peu significatif.
Le HRI-1 est davantage représentatif. On le calcule en faisant la somme des tonnages de pesticides épandus, pondérés par des coefficients liés à la dangerosité des substances.
En gros, c’est comme pour le QSA, mais avec des pondérations selon la catégorie de dangerosité.
(Source : agriculture.gouv)
Pour les substances de catégories A et B, substances considérées comme étant à faible risque, le coefficient est de 1. Pour les substances de catégories C et D, à risque moyen, le coefficient est de 8. Pour les substances à fort risque, dont on envisage la substitution, le coefficient est de 16. Et enfin, pour les substances de catégorie G, qui ne sont pas ou plus autorisées en raison de leur risque trop important, le coefficient est de 64.
Les évolutions pour cet indicateur sont très positives puisqu’on constate une diminution de l’indice de plus de 30% depuis 2012 en France.
(Source du graphe)
Si cet indice reflète davantage que le NODU « global » les efforts réalisés en termes d’interdiction et de restriction des substances les plus dangereuses, il n’en est pas moins très contestable.
Premièrement, les coefficients de pondération utilisés ne semblent reposer sur rien de concret, ce qui est quand même assez ennuyeux.
Et surtout, cet indicateur comporte les mêmes biais que le QSA, à savoir l’invisibilisation des substances agissant à faible dose au détriment des substances peu actives épandues en grandes quantités.
Pour le coup, pas sûr que ce soit mieux que le NODU.
4- Conclusion
Ainsi, nous avons vu qu’aucun de ces trois indicateurs n’est vraiment satisfaisant. Le NODU est sans doute le moins pire des trois, mais nécessite de s’attarder sur ses déclinaisons aux différentes catégories de risques (comme la catégorie CMR).
Ainsi, je ne pense pas qu’il faille abandonner le NODU, en revanche une mise à jour serait souhaitable afin de palier à ses limites. Déjà, il s’agirait d’intégrer les traitements de semences dans l’indice. Et ensuite, on pourrait envisager la mise en place de coefficients de pondération afin d’obtenir un indice « global » qui soit plus en mesure de nous renseigner sur l’évolution des impacts des produits phytosanitaires. Une sorte d’indice hybride entre NODU et HRI-1, en quelque sorte…
Outre les indicateurs, je pense que c’est surtout la planification elle-même qui est à revoir… L’objectif d’Ecophyto de baisse de 50% de l’utilisation des phytosanitaire me semble trop simpliste, trop vague aussi. Cet objectif incite les médias et le grand public à s’intéresser uniquement au NODU « global », en mettant de côté les déclinaisons du NODU aux substances les plus problématiques, qui mettent pourtant en évidence une évolution positive.
Ainsi, ne considérer que le NODU « global » invisibilise les efforts de ces dernières années, et tend à faire croire au grand public que la réduction des pesticides est un échec total, ce qui n’est pas vraiment le cas quand on y regarde de plus près.
Sources pour aller plus loin :
Article de « the Conversation » sur le sujet :
NODU : ici, et ici
QSA
Homologation des produits phytopharmaceutiques
HRI