La permaculture, un modèle généralisable ?

Apparemment, même encore maintenant en 2023, il y a encore pas mal de gens (et des politiques) qui pensent que la permaculture est un modèle viable à généraliser (c'est le cas de L. BOYARD ici en tout cas).

Spoiler : c’est faux. Et je vais essayer d’expliquer pourquoi…
 
1- La permaculture, qu’est-ce que c’est ?
 
Bonne question.
Allons voir Wikipédia… Hum, c’est pas très clair cette affaire…

Ça semble même très vague et très fourre-tout. Mais il y a sûrement des définitions plus claires ailleurs ?
En fait, pas vraiment.

Tout ce que j’ai pu voir est du même acabit : On précise bien qu’il y a la volonté de préserver la Nature (avec un grand « N »), OK. Comment on fait concrètement ? Je ne sais pas. Il y a cette notion de « créer de l’abondance », qui me parait assez étonnante, car d’habitude l’ « abondance » c’est plutôt le crédo de l’agriculture intensive, mais bon…
Donc ce modèle prévoit de créer de l’abondance, tout en préservant la Nature. Ça a l’air vraiment bien comme ça, mais la façon d’y arriver ne semble du tout limpide. Et surtout, les aspects éthiques et philosophiques semblent très importants dans cette démarche, avec ces notions de « partage », de « redistribution », d’ « harmonie », de « communication non violente », etc.

On a même un peu l’impression souvent qu’il s’agit d’une sorte de religion, avec un certain ésotérisme qui s’en dégage… Et quelques termes un peu « New Age » sur l’ « équilibre », les « énergies », et compagnie.

Alors, en tant que scientifique je ne suis pas hyper à l’aise avec ces aspects-là, mais pourquoi pas : les gens croient bien à ce qu’ils veulent.
En revanche, pour prétendre que le système est généralisable et qu’il doit remplacer le système intensif actuel, là il en faudrait un peu plus. Un cahier des charges un peu plus précis qui nous permette de l’évaluer de façon formelle.

Comme il n’y en a pas vraiment dans le cas général, intéressons-nous à un cas particulier. Et pas n’importe lequel : la Ferme du bec Hellouin.
Car cette ferme permaculturelle normande est (très) souvent érigée en modèle par certains écologistes.

J’ai donc tenté de résumer sur quoi reposent concrètement les pratiques agricoles dans cette ferme :
-Soigner les abords pour créer un environnement adéquat : Etangs à proximité pour créer un microclimat (éviter le gel, etc.).
Présence d’arbres pour limiter le vent, et limiter la sécheresse et les trop grandes chaleurs. Présence d’espaces réservés pour les espèces auxiliaires.

-Constitution de sols « artificiels » de grande fertilité grâce à l’utilisation de matières organiques importées : Création de « buttes » et de « couches chaudes » (on place du fumier dans des andains, ce qui dégage de la chaleur).

-Forte diversité végétales dans les parcelles cultivées : Associations de cultures pour optimiser l’espace (la verticalité de l’espace) et donc l’énergie solaire utilisée. Utilisation de « Cultures relais » (une nouvelle culture est installée avant même que l’on récolte la culture précédente) pour qu’il y ait toujours des plantes en train de pousser (optimisation de l’énergie captée).
Ces associations permettent aussi une meilleure résilience vis-à-vis des ravageurs et des mauvaises herbes.

-Et surtout : absence de traitements chimiques et de mécanisation : Tout est fait à la « main » ou avec des outils plus ou moins rudimentaires.
Ainsi, l’altération de la faune et de la structure du sol est limitée grâce à l’absence de pesticides et de travail du sol.
Et de plus, on économise l’énergie car il n’y a pas d’utilisation de carburant ni utilisation de produits issus de l’industrie chimique.

Et en termes de rendements surfaciques, ils sont plutôt bons, car on est à peu près sur les mêmes standards que du bio classique. Et sans pesticides ni mécanisation, il faut admettre que c’est quand même une grosse performance. (Source)

Au vu de la popularité de la ferme, l’INRA s’est penché dessus et a pondu un rapport en 2015, disponible à cette adresse).
En s’appuyant sur cette étude, et sur ses conclusions enthousiastes, bon nombre de gens ont décrété que le modèle du Bec Hellouin était viable, donc généralisable.
Mais comme nous allons le voir, ce n’est pas aussi simple.

2- Que dit la fameuse étude de l’INRA sur ce modèle ?
 
Comme vous n’avez pas le temps d’éplucher ce rapport, je vais vous en résumer un peu la démarche et les conclusions.
Les chercheurs ont choisi une parcelle de 1000 m² sur la ferme. Entre 2011 et 2015, l’ensemble des employés travaillant sur cette surface devait systématiquement pointer au début et à la fin de l’intervention.

Les chercheurs ont ainsi pu mesurer le temps de travail dévolu à la parcelle. Parallèlement à ceci, ils ont évalué la quantité de denrées alimentaires produites par la parcelle, ainsi que leur valeur à la vente.

En divisant le bénéfice généré par la parcelle par le temps de travail, et en intégrant d’autres paramètres (coût du matériel et des semences, taxes et charges diverses, temps de travail dévolu à la gestion administrative et matérielle de la ferme…), ils ont enfin estimé la rémunération moyenne par mois sur la base d’un travail hebdomadaire de 43h.
Voici les résultats…

Ils trouvent un revenu mensuel net entre 898 euros et 1571 euros qu’ils estiment comme étant suffisant pour vivre.
La conclusion est donc que le modèle est viable économiquement, puisqu’il génère suffisamment de revenus pour rémunérer correctement le travail effectué.
 
Il y a bien sûr plein de critiques qui ont été formulées à cette étude :
-Le fait que les employés qui travaillaient sur la parcelle étudiée, sachant qu’ils étaient évalués, étaient davantage productifs.
-La haute valorisation des produits vendus à cause de la célébrité de la ferme (qui découle de sa singularité).
-Le fait qu’il y ait de multiples intervenants, ce qui permet d’avoir plus de flexibilité dans la répartition annuelle du travail.
-La non-prise en compte par l’étude de tout ce qu’il y a autours des 1000 m² étudiés (les allées, les abords, les étangs…) et du travail d’entretien que ça nécessite…
 
Mais même si on considère que les conclusions de l’étude sont parfaitement valides, ces résultats ne permettent absolument pas de dire que ce modèle est généralisable, et c’est ce que nous allons voir.
 
3- Quelles sont les limites du modèle ?
 
Premièrement, la ferme du Bec Hellouin, c’est uniquement du maraichage (et des arbres fruitiers). Or, le maraichage ne pèse que pour 2% de la SAU en France… Et rien ne nous dit que ce genre de modèle serait transposable à la grande culture ou à la vigne par exemple. D’ailleurs, le maraichage, c’est la filière la plus rentable en termes de revenus par hectare, ce qui doit sûrement peser dans la balance au niveau des bénéfices procurés (donc de la viabilité économique).

Deuxièmement, le modèle du Bec Hellouin présente un (gros) point faible : la dépendance aux engrais organiques.
Pour assurer la confection des « couches chaudes » et des « buttes », les employés utilisent en effet des quantités de fumier conséquentes…
Vraiment conséquentes.

Si j’en crois leur propre site, il y est utilisé entre 17 et 62 kg de fumier par m² de "planches plates" et de "couches chaudes", soit entre 170 et 620 t/ha, ce qui est colossal, et même illégal. La limite légale pour le fumier de cheval étant de 20 t/ha/an.

En conséquence de cette boulimie de fertilisant : des rendements élevés, certes, mais aussi des problèmes environnementaux potentiels. Pour une surface aussi réduite, ça ne pose pas vraiment de problème, mais la généralisation du modèle entrainerait des fuites d’azotes considérables, et donc des problèmes d’eutrophisation…
Et surtout, je ne vois pas où on trouverait de telles quantités de fumier ! Le Bec Hellouin bénéficie justement du fumier du club hippique d’à côté, mais toutes les exploitations ne pourront pas avoir cette chance.
 
Et enfin troisièmement, le travail nécessaire à l’hectare est juste colossal.
Sur le Bec Hellouin ça semble viable économiquement car les investissements matériels sont faibles et les produits sont vendus très chers. Mais si on voulait généraliser le modèle, il faudrait beaucoup plus d’agriculteurs.
Essayons de calculer un ordre de grandeur. D’après l’étude de l’INRA, il faut entre 1 400 et 2 100 heures de travail à l’année pour s’occuper de la parcelle de 1 000m² (soit 0.1 ha).

Ainsi, il faudrait minimum 14 000 heures de travail pour un hectare.
Imaginons que tous les fruits et légumes français (soit 530 000 ha d’après "blog.agrilend" ) soient en permaculture selon ce modèle. Cela veut dire qu’il faudrait 530 000 x 14 000 = 7 420 000 000 heures de travail annuelles pour gérer tout ça.
 
Même à 40h par semaine de travail et sans vacances, il faudrait plus de 3.5 millions d’ agriculteurs, soit presque 10 fois le nombre d’agriculteurs actuel (pour seulement 2% des surfaces agricoles !).
Imaginons maintenant, soyons fous, qu’on arrive à appliquer ce modèle à toutes les cultures : dans ce cas, pour s’occuper dans les mêmes conditions de l’ensemble des terres arables françaises (27 millions d’hectares environ), il faudrait… plus de 180 millions d’agriculteurs.
Aïe, oui ça fait beaucoup de monde…
Donc, même avec un gros recrutement dans le domaine agricole (qui, d’ailleurs, peine à recruter), je crois qu’il est *impossible* de généraliser ce modèle à l’ensemble de nos agrosystèmes…
 
Est-ce que ça veut dire que la permaculture est à jeter ? Non, car pour certains cas bien particuliers de micro-fermes comme le Bec-Hellouin, le modèle peut quand même être vertueux, employer du monde, contenter les clients en recherche de qualité de produit et les employés en quête de plénitude spirituelle.
 
Les méthodes permaculturelles peuvent aussi être utilisées dans un cadre plus familial, comme pour le jardinage, où de toute façon la mécanisation et l’utilisation de pesticides est absente.
Certaines astuces utilisées en permaculture peuvent également être appliquées sur certains agrosystèmes de grande ampleur :
-L’agroforesterie pour stocker le carbone et rendre l’environnement plus adéquat.
-La diversification des cultures avec l’allongement des rotations et, plus difficilement, l’association de plusieurs cultures différentes sur la même parcelle.
-L’aménagement de refuges pour les auxiliaires de culture.
-La mise en place de couverts végétaux pour faire office de « cultures relais ».
Etc.
Mais bon, soyons honnêtes, l’abandon de toute mécanisation et de tout traitement, à grande échelle, ce n’est pas encore pour tout de suite…