Coûts environnentaux des pesticides : M. Tondelier nous raconte-t-elle des salades ?

Le 2 juin 2023, Marine Tondelier est interviewé par LCP. Là, une information étonnante y est énoncée : pour la secrétaire nationale d’EELV, la salade conventionnelle coûterait entre 17 et 27 euros à la communauté à causes des externalités négatives sur la santé et l'environnement, alors qu’une salade bio ne coûterait rien.
La source est selon elle la cours des comptes. Sauf que rien dans les rapports de la CDC ne fait allusion à cette histoire de salades, alors cette "information" est-elle crédible et d'où vient-elle ?

1) Quelques ordres de grandeur.

Pour justifier ses chiffres, M. Tondelier invoque trois externalités négatives : le coût de la dépollution de l’eau engendrée par les pesticides, le coût pour la sécurité sociale (à cause des pathologies provoquées par les pesticides), et le coût du réchauffement climatique. Avec quelques calculs « de coin de table », vérifions si les ordres de grandeur évoqués sont cohérents.
Sur « Eaufrance », il est indiqué que le coût de l’eau potable (incluant la distribution et la potabilisation) correspond à 39% du prix de l’eau. Il y est aussi indiqué le prix de l’eau par ménage : 477.6 euros / an. Cela fait donc environ 186 euros dédiés à l’eau potable par ménage et par an.
D’après l’INSEE, il y a environ 30 millions de ménages en France. Au total, on est donc à 5.6 milliards d’euros dédiés à la l’eau potable.
Or, la production agricole en France pèse pour environ 72 milliards d’euros.
Avec une division, on obtient un ordre de grandeur : 1 euro de production agricole, pour 0.078 euros dédiés à l’eau potable. Ainsi, il parait peu probable qu’une salade à 70 centimes (qui doit coûter moins que ça à la production sans la marge du distributeur et la TVA), soit responsable d’un coût supplémentaire de potabilisation de 17 à 27 euros pour la société…
En faisant l’hypothèse improbable que l’agriculture soit responsable de 100% des coûts de potabilisation, on serait plutôt sur quelque chose de l’ordre de 4/5 centimes par salade.
Et évidemment, les problèmes de pollution de l’eau concernent aussi (et surtout) les nitrates, qui proviennent de la fertilisation azotée des cultures. Or, l’agriculture bio utilise aussi des fertilisants (organiques) qui diffusent de l’azote dans les milieux aquatiques environnants…

Après, M. Tondelier parle aussi de coûts pour la santé… C’est étonnant, car il n’apparait pas que les impacts des pesticides sur la santé du consommateur soient vraiment prouvés (en revanche, pour l’agriculteur, c’est le cas).
Quand bien même, le budget de la sécurité sociale pour les cancers c’est 15.6 milliards d’euros d’après capital. C’est presque 5 fois moins que ce que pèse économiquement la production agricole française… Alors, même en considérant l’hypothèse délirante que 100% des cancers seraient causés par les pesticides, on serait encore très loin du compte : environ une quinzaine de centimes pour 70 centimes de denrées alimentaires produites.

Le dernier point, selon M. Tondelier, c’est le coût du réchauffement climatique. Le problème, c’est que le bio n’est pas spécialement avantageux sur les émissions de GES… Le bio permet de limiter les émissions par unité de surface, mais pas forcément par unité de denrées alimentaires produites. Cf. le rapport du GIEC p.798)

Prenons maintenant les choses différemment afin de bien comprendre en quoi ces ordres de grandeurs sont aberrants : un français mange en moyenne 5.3 kg de salade par an (d’après planetoscope). Une salade fait en moyenne 289 g. Cela fait par an environ 18 salades par français.
Pour 67 millions de français, cela fait 1.2 milliard de salades consommées en France par an. D’après M. Tondelier, cela coûterait donc à la communauté entre 20 et 32 milliards d’euros par an…
C’est plus que le budget « potabilisation de l’eau » et le budget « cancer » réunis… Juste pour les salades !
Bref, M. Tonnelier raconte des salades, et il est assez fou qu’elle se permette de les énoncer avec autant d’aplomb, et ce sans aucune source vérifiable.

2) D'où vient l'information ?

Nous avons vu que les ordres de grandeur ne collaient pas du tout, mais d’où vient réellement cette fausse information ? Des twittos ont réussi à remonter à son origine, et c’est assez édifiant…

Le point de départ de l’information.
Le point de départ est très éloigné des rapports de la CDC : il provient en réalité d’une situation locale allemande : la stratégie de la ville de Munich pour la préservation de son eau potable.
A la fin des années 80, le service des eaux constate que la concentration des polluants d’origine agricole augmente. Les taux sont largement en dessous les valeurs réglementaires, mais la municipalité décide tout de même de réagir.

Pour cela, elle va prendre deux décisions :
-Une gestion forestière douce, permettant la constitution d’une couche d’humus jouant un rôle de filtre pour les polluants. Les arbres permettent également de prélever l’azote du sol, diminuant ainsi la quantité de nitrates.
-Un subventionnement de l’agriculture biologique à hauteur de 275 euros par ha et par an aux exploitations bio des 4 communes jouxtant les zones de prélèvements.

Cette stratégie porte ses fruits car on note une adhésion massive des agriculteurs locaux à l’agriculture biologique, ainsi qu’une amélioration substantielle de la qualité de l’eau. De plus, le coût des mesures prises reste assez marginales rapporté au prix de l’eau : la gestion forestière ne revient qu’à 0.09 centime d’euros par m3 d’eau, et le programme d’encouragement au bio à 1 centime d’euros par m3 d’eau.

Voilà pour le résumé de la situation de Munich… Vous allez me dire : quel est le rapport avec les déclarations de M. Tondelier ? Et bien stay tuned, on y vient.

L’interprétation de B. Biteau.
Le vrai départ de notre fake news est lancé quand B. Biteau, député européen EELV, décide de s’emparer de l’affaire. Il va utiliser le cas de Munich pour estimer le coût des externalités d’une salade conventionnelle en termes de pollution de l’eau. Son raisonnement est expliqué (rapidement) dans son livre « Paysan résistant », sorti en 2018, mais dès 2015, il aborde ce point dans un article sur TerraEco.

Concernant le livre, voici les passages concernés…

On y retrouve le plan d’encouragement à l’agriculture biologique (environ 300 euros par an et par ha, c’est OK), ainsi que le coût de la mesure (1 centime par m3). A partir de là, il dit qu’en France, la dépollution de l’eau pour la potabilisation coûte entre 17 et 27 centimes d’euros par m3, soit 17 à 27 fois plus (au m3) que les aides accordées à l’agriculture bio.
A priori l’erreur ne vient pas de là, car en vérifiant ses chiffres, je tombe sur encore plus que ça : en m’appuyant sur cette étude du Commissariat Général au Développement durable (CGDD) où il est indiqué que l’épuration liée aux nitrates agricoles coûte entre 0.4 et 0.6 euros par m3, et où l’épuration des pesticides agricoles coûte entre 0.06 et 0.11 euro par m3. Cela fait un coût de dépollution des résidus agricoles compris entre 0.46 et 0.71 euros par m3, soit 46 à 71 fois plus que l’aide accordé à Munich pour les agriculteurs bio.

En revanche, le raisonnement qu’il tisse à partir de ce fait est assez rocambolesque, alors accrochez-vous.

-Il commence par affirmer que la qualité de l’eau potable en 1991 est à la limite de la réglementation européenne, ce qui aurait imposé d’engager un lourd investissement dans une usine de potabilisation.

C’est faux, car il est bien précisé dans le rapport que j’ai utilisé précédemment que les valeurs en nitrates et en pesticides étaient largement inférieures aux seuils réglementaires.

-Il part du principe que dès lors que la municipalité a engagé sa stratégie, il n’y a plus aucun frais alloué à l’épuration des nitrates et des pesticides, ce qui serait étonnant. Au passage, l’épuration des nitrates coûte presque 10 fois plus que l’épuration des pesticides au m3, et l’agriculture bio utilise aussi des fertilisants organiques susceptibles de contaminer les sols… A partir de là, il en déduit qu’il coûte 17 fois à 27 fois plus cher de dépolluer l’eau que de de subventionner le bio pour le même résultat…

-Et enfin, la partie la plus étonnante du raisonnement : il déduit de ça qu’un aliment à va donc coûter 17 à 27 fois plus cher en dépollution de l’eau que son prix. D’où la fameuse salade à 1 euros dont les externalités négatives liées à la dépollution seraient chiffrées à entre 17 et 27 euros. Alors là, je ne sais pas si j’ai besoin de préciser que c’est n’importe quoi… Cela reviendrait à dire que le coût de la salade est uniquement déterminé par le coût qu’elle occasionne à la dépollution de l’eau. Bizarre.

-Et bien sûr, dans tout ça B. Biteau suppose que le cas de Munich, pourtant très singulier, est transposable partout, ce qui est faux : Il s’agit ici de forts volumes d’eau (pour alimenter une ville importante) pompés sur un périmètre restreint (seulement 4 communes concernées par les subventions). Avec des exploitations qui sont majoritairement des prairies (où ce n’est pas le plus difficile de passer en bio).

La chaine de la rumeur.
Cette information a ensuite été reprise pendant plusieurs années, avec des déformations.
Le 23 septembre 2019, Damien Carême, un eurodéputé EELV reprend dans le podcast « Présages » l’analyse de son collègue sur le coup de la salade qui coûte 17 à 27 euros à la société, mais ajoute en bonus que ces chiffres proviennent de la Cour des Comptes, ce que B. Biteau n’a jamais affirmé.
« Je reprenais un exemple qu’un eurodéputé paysan, Benoit Biteau, […] m’a sorti il y a pas longtemps : il est en agroécologie, il prend le coût de la salade bio à 1 euros, la salade conventionnelle est à 70 centimes d’euros. Mais la Cour des Comptes, autre organisme qu’on ne peut pas taxer d’écolo-gaucho, a compté ce que les externalités négatives de la salade conventionnelle coûtaient : le vrai coût c’est entre 17 et 27 euros. » (27e minute du podcast)

Quelques mois après, le 26 janvier 2020, le podcast est relayé par « Ondinema », une instagrammeuse à 12k followers. Puis, sûrement informée par le post instagram d’Oninema, Julie Laussat, blogueuse et autrice de livres sur l’écologie, reprend l’information à sa sauce dans un article de « La République des Pyrénées ».

Encore une fois, la CDC est invoquée, à tort, comme source de l’information. Le 28 août 2020, Un an après le podcast auquel il a participé, Damien Carême remet le couvert dans une interview sur FranceInfo, et nous ressert la même information.
La même ? Pas exactement, car la source a changé. Cette fois, il s’agit d’une étude du CGDD (Commissariat général au développement durable en France).

Et enfin, Marine Tondelier reprend l’information le 2 juin 2023 dans une itw sur LCP (sans plus de contradiction que sur FranceInfo).
A ce moment-là, la source évoquée est à nouveau la Cour des Comptes. Et cette fois M. Tondelier n’évoque pas seulement le coût de la dépollution de l’eau mais l’ensemble des coûts pour la société (dépollution, réchauffement climatique, coût pour la sécu, déchets (?)).
Le passage est ensuite posté sur twitter, où il trouve enfin de la contradiction.

D’ailleurs, on râle beaucoup sur twitter et sur la désinformation qui y règne, mais au final c’est un réseau ouvert sur lequel les informations trouvent généralement des contradicteurs. Ce n’est pas le cas sur FB par exemple où l’info est cloisonnée dans des groupes d’information fermés.

Beaucoup de gens ont qualifié les affirmations de M. Tondelier de « mensonges ». Je ne serais pas si affirmatif, car il est tout à fait probable que les différents acteurs qui ont conduit à la propagation de cette rumeur étaient de bonne foi. L’être humain est ainsi fait : on a tendance à croire très facilement les informations qui vont dans notre sens. Et là, cette affirmation permettait de justifier la stratégie prônée par EELV en matière d’environnement, à savoir une transition massive vers l’agriculture biologique. Elle permet de contrer, et de retourner l’argument économique qui consiste à dire que la transition vers le bio serait coûteuse pour l’économie et pour l’agriculture française. Il y a une certaine leçon à tirer de ceci : la vraie difficulté dans l’esprit critique est de douter des informations qui vont dans le sens de nos conviction et/ou qui sont énoncés par des proches. Pour l’erreur de raisonnement initiale de B. Biteau, je ne sais pas s’il s’agit d’une manipulation consciente ou d'une erreur de bonne foi, mais dans les deux cas c’est quand même inquiétant de la part d’un responsable politique.

Les chiffres sont faux, mais est-ce si grave, et n’ont-ils pas raison sur le fond ?
J’ai encore passé pas mal de temps pour démontrer que Tondelier, Carème et Biteau se plantaient sur leurs chiffres, mais ils ont quand même raison sur certaines choses :
-La situation initiale munichoise est vraiment un cas intéressant de gestion locale de la pollution de l’eau. Cela montre qu’avec certaines mesures ciblées on peut améliorer sensiblement une situation locale, et ce à moindre coût.
-Il est important de considérer le coût des externalités négatives environnementales et sanitaires lorsqu’on aborde le sujet des pesticides et des engrais, car il est possible que ceux là compensent au moins partiellement les gains économiques liés à la hausse des rendements.
-Les pesticides sont responsables d’impacts considérables, tant environnementaux qu’humains, et il est hautement souhaitable d’aboutir à la diminution rapide de leurs usages.

Cependant, dans le même temps, je pense qu’il est nécessaire de faire preuve du plus grand sérieux dans le traitement de ce sujet, qui est à la fois complexe et crucial pour notre avenir. Trafiquer ainsi les chiffres contribue à décrédibiliser la cause écologiste, et à faire passer ses défenseurs pour des incompétents notoires. Faire croire que le bio est imbattable au niveau économique, alors que c’est faux, pose un gros problème d’invisibilisation des autres méthodes agroécologiques comme l’agroforesterie, le non labour, la mise en place de couverts végétaux, la rotation des cultures, etc.
Voilà pourquoi j’ai encore passé tant d'énergie pour dénoncer cette désinformation. Si je suis motivé, j’essayerais de faire un article sur les (vrais) coûts des externalités des pesticides et engrais, car il y a eu des travaux intéressants sur le sujet, mais c’est vraiment quelque chose de complexe donc je ne suis sûr de rien.

Le travail d’enquête sur l’origine de la rumeur a été fait par @Jiemb1 et par @josette_marrant, que je remercie chaleureusement.
Cette dernière est même allée jusqu’à acheter le livre de B. Biteau pour vérifier l’information. Nous saluons son abnégation !
A savoir que l’information a aussi été « débunkée » par Checknews (sous paywall) et par AFP Factuel (Sachant que j’ai lu ces articles après avoir rédigé mon article).