Agroforesterie et haies, des pratiques efficaces ?

L’annonce de la mise en place de l’ « observatoire national des haies » a déclenché de vifs débats sur X. L’occasion de faire une mise au point sur une pratique agroécologique en vogue, qui reste mal connue du grand public.
 
1) Qu’est-ce que l’agroforesterie ?

Un ensemble de pratiques agricoles visant à associer, sur la même parcelle, des arbres et des terres agricoles.
On peut définir trois types de pratiques distincts :

-La plantation de haies. Il s’agit de la pratique la plus courante et de la plus connue. Sûrement aussi de la plus facile à mettre en œuvre.
Le principe est simple : on délimite les parcelles agricoles par des rangées d’arbres. Il existe différents types de haie : + ou – larges, + ou – entretenues, + ou – hautes, + ou – homogènes.

En septembre dernier, le gouvernement lance le « Pacte Haie », qui projette la création de 50 000 km de haies d’ici 2030, le tout assorti d’un budget de 110 millions d’euros.

-Le sylvopastoralisme ou l’association d’arbres et de prairies.

-L’agrisylviculture, ou l’association d’arbres avec des cultures.

Dans les trois cas, les arbres peuvent être exploités (ressource en bois ou arbres fruitiers) et ainsi constituer un complément de revenu pour l’agriculteur.
 
2) Des avantages écologiques ?

-Gain pour la biodiversité :
On sait que la principale cause du déclin de la biodiversité mondiale est la perte des habitats naturels (source : IPBES)

L’agroforesterie permet de recréer des habitats naturels en milieu rural, et peut donc avoir un rôle majeur à jouer dans la restauration de la biodiversité dans notre pays.
(Source de l’image)

Elle permet également de lutter contre la fragmentation des habitats en formant des « corridors écologiques » permettant l’interconnexion des milieux naturels.

(si vous voulez en savoir plus sur la fragmentation des habitats, je vous invite à lire cet ancien article)

Les arbres peuvent aussi servir de refuge pour certaines espèces auxiliaires des cultures, ce qui pourrait dans le même temps permettre la réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires.
Exemple pour les vergers (Source de l’image : agrienvironnement).

Pour toute ces raisons, l’agroforesterie est citée par l’IPBES parmi les solutions potentielles à la crise de biodiversité actuelle.

-Gains hydrologiques :
(Source)
De par ses racines, l’arbre structure le sol, ce qui favorise l’infiltration de l’eau en profondeur. De plus, les haies permettent de ralentir l’écoulement de l’eau.
(source image)

En conséquence, cela favorise la recharge de la nappe, ce qui permet un stockage naturel de la ressource. Et dans le même temps, on évite la stagnation de l’eau en surface…
Le ralentissement de l’écoulement et l’augmentation de l’infiltration permet aussi de préserver les sols agricoles contre les phénomènes d’érosion.

De plus, les arbres favorisent l’accumulation de matière organique dans le sol (=humus) ; matière organique qui joue un rôle d’ « éponge », en retenant l’eau.
Ainsi, l’agroforesterie permet d’augmenter la « réserve utile », qui est la quantité d’eau utilisable par les plantes pouvant être stockée dans le sol.

-Limitation de la pollution :
Les haies, en ralentissant les écoulements d’eau, permettent de ralentir le transfert des polluants (pesticides et engrais) vers les cours d’eau. Ce qui permet de limiter la contamination.
De plus, les arbres interceptent les éléments minéraux azote et phosphore (issus de la fertilisation), et les recyclent en matière organique. La matière organique est ensuite partiellement restituée au champ lors de la chute des feuilles.

Deux conséquences vertueuses :
*Moins de pollution azotée dans les cours d’eau, donc moins de phénomènes d’eutrophisation.
*Economies d’engrais (dont la production et l’épandage émettent des gaz à effet de serre).
 
-Le Stockage du carbone :
L’agroforesterie, dont les haies, permet de stocker du carbone à deux niveaux : dans la partie aérienne des arbres, et dans le sol, notamment en favorisant l’accumulation d’humus.
Si on en croit ce document de l’ADEME, les parties aériennes des haies stockent en moyenne 100 tonne de carbone par km.
La valeur dépend beaucoup d’une haie à l’autre, en fonction de l’épaisseur et de la hauteur…

Concernant, le stock de carbone souterrain, ce document de l’INRAE évoque un stockage de 0.8 à 2.2 tonnes de carbone pour 100 mètres linéaires de haies jeunes. Soit 8 à 22 tonnes de carbone par km.

Au total, la haie stocke donc environ entre 108 et 122 tonnes de carbone par km.
Si l’objectif du « Pacte Haie » est respecté, soit 50 000 km supplémentaires de haies d’ici 2030, alors cela permettrait de stocker entre 5.4 et 6.1 millions de tonnes de carbone. Soit environ 3% de l’empreinte carbone de l’année 2023.
C’est déjà ça, même si ce n’est clairement pas ce plan qui va nous sauver du réchauffement climatique.

Après, le potentiel de stockage par l’agroforesterie va bien au-delà de ça.
D’après ce document de l’INRAE de 2009, l’agroforesterie pourrait amortir d’ici 2050 un quart des émissions du secteur agricole et forestier...

…A condition de convertir 15% des surfaces agricoles à l’agroforesterie.

Concernant les haies, l’INRAE considère que d’ici 2050 elles pourraient contribuer à la réduction de 8% des émissions imputables aux secteurs agricole et forestier…

…Mais pour cela il faudrait planter environ 1 million de km de haies… Soit 20 fois + que ce qui est prévu en 2030 par le Pacte haie.
Attention quand même : le flux négatif de carbone ne pourra pas durer à l’infini ! au bout d’un moment, on arrivera tout de même à saturation. On peut cependant constater que le potentiel d’atténuation est considérable.
D’ailleurs, le GIEC considère bien l’agroforesterie comme une solution d’atténuation, comme l’atteste son rapport sur l’agriculture.

3) Quels impacts sur le rendement ?

On vient de le voir, l’agroforesterie c’est très bénéfique d’un point de vue environnemental. Mais n’impacte-t-elle pas négativement les rendements agricoles ?
Il s’agit d’une question cruciale, et pas seulement pour le porte-monnaie des agriculteurs. Car à production constante, une pratique qui diminue les rendements agricoles entrainera fatalement l’utilisation de terres supplémentaires ailleurs.
Ça ne sert à rien d’implanter des arbres si c’est pour déforester ailleurs pour maintenir la production…
Pour les haies, à première vue, on peut penser que la perte de rendement est considérable, à cause de la perte de surface et de la compétition pour les ressources entre arbres et cultures (lumière / eau).
(Image récupérée ici)

Mais en réalité, cette perte de production en bordure de haie est compensée par une augmentation du rendement dans le reste du champ. (source de l'image)

Car la haie modifie plusieurs caractéristiques physiques du champ (Source) :
Elle protège les cultures du vent, ce qui diminue l’évapotranspiration. L’humidité et la température au sol pendant la journée sont ainsi plus importantes jusqu’à une distance correspondant à 12 fois la hauteur de la haie.

Dans l’expérimentation proposée par l’Afac dans ce document, on peut constater qu’au bout de 4 ans, le rendement total de la parcelle est à nouveau à 100%, voire même légèrement plus (pour une parcelle de 4ha).

(la courbe jaune correspond à un scénario « production durable bois » avec la mise en place de haies peu taillées. La courbe rouge correspond à un scénario « contrôle emprise haie » avec la mise en place d’une haie taillée latéralement de manière à éviter une trop grande emprise au sol dans la parcelle)

L’impact sur le rendement dépend de la surface de la parcelle agricole considérée. Si j’en crois cette figure, on aurait un optimum à partir d’une douzaine d’hectares.
Pour cette surface, l’impact sur le rendement est positif, même en considérant la perte initiale.

En théorie donc, aucune perte de rendement agricole pour les haies. Même s’il y peut y avoir beaucoup de variations selon le contexte… Donc pas de délocalisation des impacts ailleurs !
Et pour le sylvopastoralisme et l’agrisylviculture ?
Pour l’agrisylviculture, La production de la culture est bien entendu impactée négativement, au fur et à mesure du développement des arbres. (source : Inra Montpellier)

 Mais il se trouve que la production des arbres (ici, des noyers) fait plus que compenser les pertes.
Par exemple, pour une association noyer + céréales, la production d’un hectare en agroforesterie est équivalente à celle produite par 1.2 hectares de parcelles séparées de noyers et de céréales.
 
Pour le sylvopastoralisme, le gain semble encore plus prégnant : l’exploitation des arbres permet d’ajouter une nouvelle source de revenu, l’ombre projetée permet au bétail de rester au frais, et le tout apparemment sans pertes quantitatives de production de fourrage (source)
Quelques petits inconvénients tout de même : le fourrage perd en qualité à cause de l’ombre (retards d’épiaison…), les bêtes peuvent endommager les arbres, et les arbres peuvent gêner les allées et venues des machines agricoles.
 
4) Comment inciter les agriculteurs ?

Ainsi, l’agroforesterie permet d’atteindre des objectifs écologiques sans pour autant mettre à mal les rendements, ce qui rend ces techniques particulièrement intéressantes. D’où la volonté de l’Europe et de la France de développer ces pratiques.
Pour cela, deux possibilités : la carotte et le bâton…
-Côté bâton, la réglementation interdit l’arrachage des haies, sauf cas particuliers. La taille pendant les périodes sensibles (du 16 mars au 15 août) est également interdite.
Et les contrevenant s’exposent à une sanction prévue assez folle : jusqu’à 3 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende (!) (source).

Cette stratégie de la sanction comporte ses limites : Les peines encourues sont énormes, mais les contrôles très peu fréquents. Ainsi, il n’y a quasiment jamais de sanctions vraiment appliquées.
L’effet dissuasif reste ainsi limité, d’autant qu’il y a un délai de prescription de 3 ans. Du coup, il est probable que certains agriculteurs arrachent leurs haies malgré l’interdiction.
De plus, les contrôles se heurtent à un problème de déclaration des haies (source p.17) : il y a des haies qui sont déclarées à la PAC mais qui sont absentes de l’inventaire régional, il y a des haies qui sont dans l’inventaire régional mais qui ne sont pas déclarées à la PAC… Bref, c’est la galère.

D’où la pertinence dans ce contexte de créer un observatoire national.
(cf. ce thread)
 
-Du côté des incitations, la PAC prévoit des subventions pour les exploitations agricoles qui comportent des haies. Déjà, les surfaces agricoles couvertes par les haies ou les arbres sont subventionnées au même titre que des surfaces de cultures. Et il y a en plus un « bonus haie » de 7 euros / ha, à condition bien sûr que les haies soient déclarées et certifiées (source).
 
5) Les agriculteurs s’y retrouvent-ils financièrement ?

Si j’en crois le site des chambres d’agricultures, l’agroforesterie est rentable. Les pertes de rendements sont limitées, et en retour les systèmes agroforestiers permettent une source de revenu supplémentaire (bois, fruits…). Et pour le sylvopastoralisme, de meilleures performances zootechniques sont attendues (bien-être animal, diminution des charges d’irrigation et des intrants).
Il est bien indiqué que « dans la plupart des cas, la marge brute est améliorée ».

Si on s’arrête plus spécifiquement sur le cas particulier des haies, là encore, les agriculteurs peuvent s’y retrouver d’un point de vue financier.
Du moins c’est ce qui ressort des simulations de l’Afac qui ont fait le compte entre les sources de revenus additionnels (effets sur les rendements, subvention, exploitation du bois…) et les coûts (pertes de surfaces, coût des plantations, temps de travail additionnel, achat du matériel…).

Pour des haies de type « production durable bois » (des haies large, labellisées, peu entretenues, productrices de bois), pour des parcelles de 16 ha, la marge brute moyenne serait supérieure d’environ 5% par rapport à la situation témoin (à partir de 10 ans).

6) Pourquoi tant de réticences chez les agriculteurs ?

Du coup, si les haies et l’agroforesterie sont vertueuses pour l’environnement et qu’en plus elles permettent une meilleure rentabilité économique, on peut se demander pourquoi certains professionnels sont si réticents…
Il y a des raisons à cela.

-l’asymétrie temporelle des coûts et des bénéfices.
Même si, à terme, l’agroforesterie semble théoriquement rentable, il faut prendre en compte l’asymétrie temporelle entre les coûts et les gains :
Les coûts sont plus importants en début de projet, puisqu’il faut payer les semences, le matériel, et la main d’œuvre nécessaire à la mise en place. Sans compter les surfaces agricoles perdues à cause de l’implantation des arbres.
Alors que les gains sont différés dans le temps : les bénéfices microclimatiques n’arrivent qu’au bout de 4 ans, et il faut également un certain temps avant que l’exploitation du bois ou des fruits ne soit possible.
 
-Le poids de la réglementation.
Comme on l’a dit, l’arrachage des haies et punie de lourdes sanctions (du moins en théorie). Ainsi, la plantation d’une haie est un engagement irréversible. C’est une sorte de pari sur l’avenir, sans retour en arrière possible. Et même si en théorie c’est un investissement rentable, on peut comprendre la frilosité.
D’autant qu’il y a maintenant également des lourdes sanctions prévues en cas de taille au mauvais moment de l’année. Ainsi, on peut supposer que la peur de la réglementation puisse constituer un frein.
De plus, il est probable que ce genre de politique de la sanction entraine une réactance des professionnels vis-à-vis des haies : « puisqu’on veut m’obliger à planter des haies, pour la peine je ne le ferais pas »…
 
-Une charge mentale supplémentaire.
Se lancer dans un projet d’agroforesterie nécessite de sortir de sa zone de confort :
Ça nécessite de remplir des formulaires administratifs pour bénéficier des subventions.
Ça nécessite d’acquérir des connaissances en sylviculture, alors qu’à la base ce n’est pas vraiment le métier d’un agriculteur (comment entretenir une haie ? Comment gérer le bois obtenu ? etc.).
Bref, ça peut être perçu comme « des emmerdes ».
 
-La différence de perception entre les coûts et les gains.
Alors que les pertes de rendements liées aux haies sont visibles, les gains le sont moins : quelques % de rendements gagnés à 20m de la haie, c’est plus difficile à identifier que la perte spectaculaire à 1m de la haie…
De même les subventions potentielles peuvent être mal appréhendées par les professionnels, idem pour les sources de revenu alternatives (bois, fruits).
 
-Difficultés à manœuvrer avec les machines agricoles.
Si j’en crois cette enquête, ce serait même une des raisons principales de la défiance des agriculteurs vis-à-vis de l’agroforesterie.

Il semblerait pourtant que ce problème puisse être minimisé grâce à une implantation adéquate des arbres.
 
7) Conclusion

Pour moi, l’agroforesterie constitue un parfait exemple de levier permettant l’intensification écologique.
Elle pourrait permettre à la fois de limiter les impacts écologiques de l’agriculture, de compenser les émissions de grandes quantités de GES, et ce tout en conservant, voire en améliorant, les rendements agricoles.
L’agroforesterie est de plus une activité rentable économiquement, elle pourrait donc être utilisée pour augmenter les revenus des agriculteurs (ce qui ne serait pas du luxe étant donné le contexte).
En bref, ça pourrait être du gagnant / gagnant pour tout le monde.

MAIS, il reste des freins importants au sein de la profession, freins qui pourraient être débloqués à condition de mettre en place une stratégie ambitieuse.
Une stratégie qui reposerait sur des incitations financières conséquentes, plutôt que sur des réglementations contraignantes. Et qui reposerait également sur une formation et une sensibilisation des professionnels ; voire sur un accompagnement des agriculteurs dans leurs projets, afin de les délester de cette charge mentale supplémentaire dont ils n’ont pas vraiment besoin…
Dans ce sens, la mise en route du Pacte haie et de l’observatoire des haies me semble personnellement une bonne chose. Mais il me semble qu’on pourrait être encore plus ambitieux sur ce secteur.
 
Pour terminer, voici une petite infographie (trouvée ici) qui récapitule fort habilement les avantages et les inconvénients de ces pratiques.