Agriculture biologique et gaz à effet de serre (GES)

Suite à la publication par "BonPote" de mes diagrammes synthétiques sur l’agriculture, quelques sympathiques militants pro-bio m’ont fait remarquer avec tact que mon diagramme 3 était erroné puisqu’en fait le bio serait plus vertueux que le conventionnel en termes de GES.

Alors : L'agriculture bio émet-elle vraiment moins de gaz à effet de serre que le conventionnel ?

Et ces personnes ne sont pas venues les mains vides puisqu’elles m’ont présenté une étude avec notamment cette figure :

Il y est bien indiqué que les émissions sont largement inférieures sur une exploitation bio par unité de surface. Ceci compense les rendements inférieurs : 20 à 110% d’utilisation des sols supplémentaires par unité de surface (soit une baisse de rendement de 17 à 48%).
Du coup, il est indiqué que les émissions par unité de production sont à peu près identiques entre bio et conventionnel.
En partant du principe que cette étude est bien faite, doit-on alors penser qu’il faut développer le bio pour diminuer les émissions ?
Assez paradoxalement, je pense que non. Et je vais essayer d’expliquer pourquoi.
 
Déjà, pour bien comprendre, il s’agit de savoir pourquoi les pratiques culturales émettent des GES.
Le plus évident, c’est bien sûr la mécanisation : les agriculteurs utilisent des engins agricoles pour semer, épandre des pesticides, épandre des engrais, travailler le sol, moissonner, …
Ces engins consomment du carburant, donc du pétrole, et émettent du CO2.
Mais assez contre-intuitivement, cette mécanisation n’est en fait que très minoritaire dans les émissions.
 
En fait, ce qui va être responsable de la grande majorité des émissions en culture, ce sont les engrais azotés.

Les engrais azotés servent à compenser les pertes d’azote dans le champ liées à l’exportation de la matière organique, ils sont donc indispensables afin de maintenir la fertilité du sol (sauf si on fait pousser des légumineuses, qui elles sont capables de métaboliser le diazote de l’air, comme je l’ai expliqué ici).

Il existe deux grandes catégories d’engrais azotés :
-Les engrais « naturels » / organiques, qui sont principalement des effluents d’élevage (fumier, lisier), mais qui peuvent être aussi d’origine végétale (mulch, …). Ces engrais organiques constituent à peu près un tiers du volume utilisé en France.
-Les engrais de synthèse / « chimiques », qui sont synthétisés par des processus industriels et qui utilisent le diazote de l’air. Ces engrais de synthèse constituent à peu près 2/3 du volume total utilisé en France.

Ces engrais azotés sont fortement émetteurs de GES pour deux raisons :
-A cause de la fabrication des engrais azotés de synthèse. Celle-ci nécessite l’utilisation de gaz naturel dont le carbone va se retrouver dans l’atmosphère, et nécessite des quantités considérables d’énergie.

-A cause de l’émission de N2O (protoxyde d’azote). Il s’agit d’un gaz à effet de serre 300 fois plus « puissant » que le CO2, qui, à la suite de réactions biochimiques dans le sol, va dégazer dans l’atmosphère. Cette émission de N2O est grandement favorisée par l’épandage des engrais azotés.
A noter que ce dégazage est nettement plus important pour les engrais de synthèse que pour les engrais organiques.

Ces sources de GES ne sont pas équivalentes : en fait, le N2O est largement prédominant dans les systèmes de cultures. Ce N2O représente en effet 42% des émissions totales de l’agriculture, et 94% des émissions dans les cultures.

Tentons maintenant d’expliquer pourquoi les exploitations bio ont un meilleur bilan surfacique en termes de GES.

L’agriculture biologique repose sur un cahier des charges qui interdit les intrants de synthèse, que ce soit les pesticides ou les engrais de synthèse.

Concernant les émissions liées à la mécanisation, une exploitation biologique sera plutôt neutre voire défavorable : une exploitation biologique n’a pas le droit d’utiliser des herbicides, et devra ainsi dans certains cas compenser en travaillant davantage le sol, qui est l’opération la plus couteuse en énergie.
Mais de toute façon on a dit que les émissions liées à la mécanisation étaient minoritaires.

Concernant la source principale de GES, à savoir la fertilisation azotée, une exploitation bio sera en revanche vertueuse, car elle sera obligée d’utiliser des engrais organiques (fumier et lisier principalement). Or, nous avons vu que ces engrais organiques ne nécessitaient pas de processus industriels couteux en énergie, et surtout, que les engrais organiques dégazaient beaucoup moins de N2O après épandage que les engrais de synthèse.
Cette particularité de la fertilisation azotée en agriculture biologique est la cause pour laquelle le bilan surfacique d’une exploitation biologique est en moyenne bien meilleur qu’une exploitation conventionnelle.

Alors du coup, faut-il généraliser le bio pour lutter contre le réchauffement climatique ?

Paradoxalement, non.

Car déjà, comme on l’a déjà dit, les rendements de l’agriculture biologiques étant inférieurs, les émissions de GES par unité de production ne sont pas forcément plus faibles.
Et j’irai même plus loin : même si c’était le cas, ça ne voudrait pas du tout dire qu’il faut augmenter la part du bio pour diminuer nos émissions, et c’est ce que je vais démontrer maintenant.

Pour bien comprendre, il faut se rappeler d’où viennent les engrais azotés de l’agriculture biologique : de l’élevage.
Alors certes, le fumier et le lisier ne nécessitent pas de processus industriel pour être créés, mais l’élevage reste quand même un secteur qui émet de grandes quantités de GES. Si on prend en compte les émissions de ces élevages dans le bilan carbone des engrais organiques, ceux-ci deviennent beaucoup moins favorables. C’est ce qui est fait dans les analyses de cycles de vie (ACV), dont les bilans desservent en général l’agriculture biologique, comme ça a été le cas dans la dernière étude « Agribalyse ».

Mais il y a aussi un autre élément fondamental à prendre en compte : c’est que la quantité de fumier / lisier est en quantité limitée, et ne dépend pas de la proportion d’exploitations biologiques.
En gros, ce n’est pas parce qu’on augmente la proportion d’exploitations bio que ça ferait augmenter la quantité d’engrais organiques disponibles. Ça en fera juste moins pour les exploitations conventionnelles qui restent.

Pour bien comprendre ça, j’ai réalisé une petite modélisation théorique. La surface exploitée est indiquée par des petits carrés/rectangles. Chaque carré/rectangle correspond à une unité de production. Une unité de production bio va nécessiter un peu plus de surface qu’une unité de production conventionnelle (25% en plus).
On considère ici qu’une unité de surface fertilisée par des engrais organique n’émet que 0.7 unité de GES (contre 1 pour une unité de surface fertilisée par des engrais de synthèse).
La proportion entre les surfaces en bio et en conventionnel sont à peu près respectées.

Après calculs, on voit que la moyenne des émissions en bio en moins élevée que celle en conventionnel.
Donc on pourrait penser qu’il faut augmenter les surfaces en bio pour diminuer l’impact. Voyons ce que ça donne.

Dans cette modélisation, on a augmenté autant que possible les surface d’agriculture biologique en considérant la même quantité d’engrais organique disponible, mais tout en gardant la même capacité de production.
On se rend compte que la surface totale augmente ainsi que la quantité d’émission (104 contre 98 avant).
Si au contraire on supprime la totalité des surfaces en bio, ça donne ça.

Et là, on voit que au contraire, pour la même quantité de production, la surface totale diminue ainsi que la quantité de GES (96 contre 98).
Ainsi, paradoxalement, même si une unité de production en bio produit moins de GES qu’une unité de production en conventionnel, ça ne veut pas dire qu’augmenter la proportion de bio diminuera les émissions. Au contraire.

Alors après on peut se dire qu’on pourrait confectionner davantage d’engrais organiques, notamment à partir de végétaux, afin de diminuer l’utilisation d’engrais de synthèse. En considérant que les rendements seraient les mêmes (ce qui n’est pas acquis), ça pourrait être intéressant. Mais aucunement besoin d’avoir du bio pour cela : on peut très bien utiliser ces engrais organiques dans le conventionnel, ce qui sera encore mieux car on ne sera pas pénalisé par les pertes de rendement inhérentes au bio.

J’ai ainsi fait deux modélisations pour un scénario 100% fertilisants organiques : un avec du 100% bio et un avec du 100% conventionnel. Et le résultat est sans appel.

Alors je tiens quand même à préciser que je ne traite là que de l’impact climatique, l’agriculture biologique peut présenter d’autres avantages ailleurs, comme par exemple sur le respect de la biodiversité. Mais clairement son développement ne sera pas favorable dans la lutte contre le réchauffement climatique.
A noter qu’il y a d’autres moyens de limiter les émissions de GES liées à la culture : Enfouissement des engrais épandus, utilisation de retardateurs, utilisation de légumineuses dans la rotation pour limiter la quantité d’engrais nécessaires, utilisation de couverts végétaux, limitation ou suppression du travail du sol…
Et qu’il y a aussi des moyens de stocker davantage de carbone dans les sols (couverts végétaux, haies, agroforesterie…).