Que sont les fameuses "mégabassines" et pourquoi font-elles polémique ?

La sécheresse exceptionnelle de cet été a ravivé le débat sur les bassines et les retenues d’eau.
Le principe : stocker l’eau en hiver lorsqu’elle est abondante, afin d’en avoir une quantité disponible plus importante l’été pour l’irrigation.
D’un côté, les agriculteurs mettent la pression pour mettre en œuvre ces moyens de stockage le plus rapidement possible. De l’autre, les écologistes sont persuadés qu’ils sont inutiles et néfastes pour l’environnement.
Qui a raison ? qui a tort ? Comme souvent on va voir que le problème est complexe.

1- Pourquoi stocker l’eau ?

L’eau est une molécule essentielle aux plantes. Structuralement, c’est le composant majoritaire (> 80%), et les végétaux l’utilisent pour la photosynthèse, le processus métabolique qui leur permet de créer leur propre matière organique (6 H2O + 6 CO2 => C6H12O6 + 6 O2).
Et parmi ces plantes, il y a les plantes cultivées. Pour les cultures de printemps et d’automne, la pluie est en générale suffisante pour assurer le job. Mais pour les cultures d’été, c’est souvent plus compliqué, surtout les années de sécheresse.
Du coup on irrigue, ce qui nous permet de sauvegarder nos rendements.

Traditionnellement, l’eau nécessaire à cette irrigation est prélevée dans la nappe phréatique ou dans les cours d’eau.
Mais en période de sécheresse comme actuellement, certaines nappes peuvent être vides et l’affaiblissement des débits des cours peut rendre compliqué le prélèvement.
Or, ces périodes de sécheresse deviennent de plus en plus fréquentes en raison du réchauffement climatique.

Et ce n’est pas parti pour s’améliorer malheureusement…

D’où l’utilité de disposer d’un stockage, qui permettrait alors de disposer d’une réserve supplémentaire d’eau pendant les périodes d’étiage (quand le niveau des nappes baisse en été).
 
2- Comment stocker l’eau ?

Le principe est de stocker l’eau pendant l’hiver, durant lequel les précipitations sont *normalement* suffisantes.
Ces précipitations vont ruisseler en surface et ainsi alimenter les cours d’eau. Parallèlement à ceci, l’eau peut s’infiltrer dans les sols et ensuite rejoindre les nappes d’eau souterraines (= nappes phréatiques). Cours d’eau et nappes sont en général connectés.
On peut ainsi prélever l’eau de stockage dans les eaux de ruissellement, dans les cours d’eau ou dans les nappes souterraines.

Il existe plusieurs types d’ouvrages permettant un tel stockage :
-Des réserves d’eau alimentées par le pompage des nappes phréatiques ou des cours d’eau (= les fameuses « bassines »).
-Des retenues collinaires alimentées par ruissellement (sans pompage donc).
-Des retenues d’eau en barrage mises en place sur les cours d’eau (ou « en dérivation »).

Comme exemple de projet, nous avons celui-là, qui propose un stockage de 8,65 millions de m³ répartis sur 16 retenues d’eau au niveau de plusieurs bassins versants des Deux-Sèvres.

Sachant qu’actuellement, l’irrigation dans cette zone prélève 7.3 Mm3 dans les cours d’eau et nappes environnantes, + 2 Mm3 issus de retenues déjà existantes.
On voit donc que les volumes stockés permettraient sur le papier de se passer complétement des prélèvements en période d’étiage dans la nappe et les cours d’eau. Le volume stocké n’est donc pas du tout négligeable rapporté à la quantité d’eau nécessaire.

3- Quelles sont les critiques ?

La mise en place de ces moyens de stockages est sous le feu des critiques de la part de plusieurs associations / partis politiques écologistes. Le sujet est tellement sensible que certains collectifs vont même jusqu’à vandaliser certaines bassines agricoles.
J’ai fait le tour de certains sites d’association, comme « Vienne Nature », ou « Bassine, non merci », qui ont un certain nombre d’arguments :

-Le fait que la construction de ces stockages soit subventionnée par de l’argent public.
Pour le coup, on a le droit de trouver ça choquant, même si ce n’est pas mon cas. Quoi qu’il en soit, on sort des considérations scientifiques donc je ne commenterais pas plus.

-La mise en place de ces bassines entrainerait une mainmise privée sur l’eau.
Je ne trouve pas très convaincant cet argument, car c’est loin d’être le seul cas où l’eau est prélevée et exploitée par des organismes privés. C’est ce que font les distributeurs d’eau comme Veolia ou Suez. C’est ce qui se passe lors de la mise en eau d’un lac artificiel visant à produire de l’énergie hydro-électrique. J’ai envie de dire que même l’eau collectée par un récupérateur d’eau de pluie est également un prélèvement d’eau destiné à un usage privé !
Après, encore une fois, il s’agit de considérations morales que je ne commenterais pas davantage.

-Les retenues peuvent engendrer une eutrophisation de l’eau stockée.
Cela peut effectivement poser problème si la retenue est connectée au réseau hydrographique, car dans ce cas l’eutrophisation (= appauvrissement en O2 du milieu lié à la prolifération d’algues vertes) peut endommager la biodiversité initialement présente dans le cours d’eau.
Mais dans le cas d’une bassine, je ne vois pas tellement ou serait le problème. De l’eau, même eutrophisée, reste de l’eau, donc est parfaitement adéquate pour l’irrigation. Que la bassine artificielle ne permette pas d’abriter une biodiversité aquatique ne me semble pas choquant.

-Les retenues contribuent à l’artificialisation des sols.
C’est vrai, mais les surfaces concernées ne sont pas si importantes que ça. Pour l’exemple précédemment cité des bassines dans les Deux-Sèvres, je n’ai pas trouvé les chiffres exacts des surface concernées par ces bassines mais je vais essayer de les estimer. Considérons une profondeur moyenne de 10m pour l’ensemble des bassines, sachant que les volumes d’eau stockés sont de 8.63 Mm3, cela couvrirait environ une surface de 8.63 10^6 / 10 = 8.63 10^5 m², soit 86.3 ha.
Pour comparaison, la surface des terres agricoles des 230 exploitations concernées est de 35 000 ha, dont le tiers sera concerné par l’irrigation. Les surfaces additionnelles réquisitionnées pour ces bassines est donc négligeable par rapport aux surfaces agricoles.
D’autant plus qu’une irrigation plus efficace pourrait permettre de meilleurs rendements, donc une meilleure efficience des surfaces agricole cultivées.

-Les retenues d’eau encouragent l’agriculture intensive.
Il s’agit d’un des principaux arguments. De nature plus idéologique que technique, je commenterais ceci à la fin de mon thread.
-Elles mettent en danger la ressource en eau et certains milieux naturels.

C’est pour moi l’argument scientifique le plus pertinent, et celui qui semble le plus mis en avant par les antis.
Essayons d’expliquer cela…
Récapitulons déjà ce qui se passe SANS bassines dans le bassin versant. Les précipitations sont importantes en hiver, ce qui permet de recharger les nappes. L’été, il pleut moins, et on prélève de l’eau pour l’irrigation, donc les niveaux des cours d’eau et des nappes phréatiques diminuent.
Dans ce scénario, l’eau disponible pour l’irrigation est la somme de ce qui est disponible dans les nappes et dans les cours d’eau.

Maintenant, ajoutons des stockages d’eau. Pour les anti-bassines, voilà ce qui se passerait : L’hiver, les nappes d’eau souterraines étant pompées pour remplir nos bassines, elles n’arriveraient pas à se remplir. Or, au niveau des bassines, il y a nécessairement de l’évaporation et de l’infiltration (qui sont loin d’être négligeables). Le volume d’eau final disponible pour l’irrigation sera alors égal à la somme de ce qui est disponible dans les cours d’eau, de ce qui est disponible dans les nappes (volume diminué à cause des pompages) et de ce qui disponible dans les bassines (qui ne compense pas la perte dans les nappes à cause de l’évaporation). Ainsi, l’eau finale disponible serait dans ce scénario inférieur à ce qu’on avait sans bassines !

Evidemment les agriculteurs ne pensent pas comme ça. Pour eux, les pompages ne vont pas affaiblir les niveaux des nappes phréatiques, mais vont diminuer les écoulements vers la mer. Ainsi, dans leur scénario, les bassines permettent une meilleure disponibilité de l’eau car dans ce cas le volume des bassines s’additionne à celui des nappes (gardé intact). L’eau prélevée se ferait dans cette hypothèse au dépend des écoulements vers la mer, donc au dépend du volume d’eau des océans, qui constituent de toute façon un réservoir quasi-infini à cette échelle.

Alors qui a raison ?
Pour trancher, pas le choix, faut faire appel aux études qui ont été réalisées sur le sujet.
 
4- Que disent les études dans le cas général ?

L’IRSTEA, en partenariat avec l’INRA, a réalisé une expertise collective sur le sujet en 2016. Leur objectif : faire un état des lieux des différentes études scientifiques.

Mais si le rapport pointe bien l’absence de neutralité environnementale de ce type d’ouvrages, et les différents problèmes potentiels qui peuvent survenir, il reste très flou sur la quantification de ces problèmes.
Plusieurs causes à ceci sont pointées du doigt :
-La faiblesse de la littérature scientifique sur ce sujet.

-La diversité des ouvrages possibles (et le fait que la grande majorité des études traitent uniquement des retenues sur barrages).

-La diversité des situations (flux d’eau entrant, position de la retenue dans le bassin versant, …)

Bref, il semble très difficile de dresser une règle générale sur les impacts générés par ces retenues, et surtout de les quantifier.
Ainsi, le rapport préconise des études au cas par cas, sur la base de modélisations numériques. Le principe est le suivant : on collecte un maximum de données sur un cas particulier (flux entrants, flux sortants, niveaux piézométriques des nappes, dimension des retenues à ajouter, etc.), on rentre tout ça dans un logiciel de modélisation, et on constate les différences occasionnées par l’ajout des stockages d’eau.

5- Quid du cas particulier du projet des Deux-Sèvres ?

Concernant le projet dont je vous parlais plus haut dans les Deux-Sèvres, il y a justement une étude avec modélisation numérique locale qui a été effectuée par le BRGM (dont la dernière version vient de sortir).

Le rapport fait plus de 140 pages et c’est assez complexe, mais le principe est le suivant :
-Collecte de plein de données sur les flux d’eau et les niveaux piézométriques entre 2000 et 2011.
-Ajout dans le modèle numérique des données concernant le projet de retenues d’eau.
-Comparaison des situations annuelles entre la situation sans retenues et la simulation avec retenue.

Fort heureusement, si les détails de la méthodologie sont complexes, les conclusions, elles, sont limpides.

-Sur les niveaux des nappes phréatiques :
Le niveau des nappes serait largement amélioré pendant la période estivale. En revanche, une baisse significative des niveaux piézométriques serait à déplorer en hiver, mais dont les conséquences seraient limitées en respectant certains seuils de gestion.

-Sur les cours d’eau :
Effet positif en été, avec une augmentation globale des débits des cours d’eau de 6%, pouvant aller jusqu’à 40% pour certains cours d’eau, avec un assèchement moindre sur certains tronçons.
En hiver, une baisse de 1% des débits est constatée, mais qui est négligeable compte tenu des forts écoulements.

-Sur les zones humides :
Sur cette zone se trouve le marais Poitevin, une zone humide remarquable de par sa richesse floristique et faunistique. On pourrait croire que le projet de retenues d’eau pourrait mettre à mal ce milieu, mais en fait c’est tout le contraire : L’augmentation des débits l’été permis par ces stockages d’eau permettrait de limiter l’assèchement du marais l’été, et donc de favoriser des conditions adéquates pour le développement de la biodiversité en son sein.

En bref, le bilan est clairement très positif concernant ce projet. Non seulement, il permettrait de maintenir une irrigation correcte pour les exploitations agricoles qui en ont besoin, mais le projet améliorerait également les débits et les niveaux piézométriques l’été, ce qui permettrait d’éviter certains assèchements et de préserver le marais Poitevin.

Ainsi, les bénéfices ne seraient pas seulement pour les agriculteurs mais également pour l’environnement.
Attention cependant : ces conclusions ne s’appliqueraient pas forcément à d’autre projets, car je rappelle que les situations peuvent être très différentes selon la nature du projet et selon la zone géographique concernée.

6- D’autres structures stockant l’eau ?

A noter qu’il existe d’autres structures stockant l’eau qui, bizarrement, sont beaucoup moins sous le feu des critiques que ces bassines.
-Les récupérateurs d’eau de pluie : Il s’agit bien d’un captage des eaux de ruissellement qui étaient destinées à remplir les nappes phréatiques ou à alimenter les cours d’eau. Pour un usage privé. Pourtant il est considéré comme « écolo » d’en avoir !
Pour être tout à fait honnête, les volumes ne sont pas du même ordre de grandeur quand même, et puis l’évaporation y semble limitée.
-Les barrages hydro-électriques : Il s’agit bien de retenues d’eau, et de forts volumes. De plus, les barrages retiennent davantage l’eau l’été et en relâche davantage l’hiver !
Par exemple, le lac de Vouglans, 3e lac artificiel de France, stocke à lui seul un volume de 605 Mm3 d’eau, soit 7x plus que le projet des Deux-Sèvres. Et pendant le début de l’été, il va se recharger d’un volume de l’ordre d’une centaine de millions de m3, empêchant l’eau d’aller remplir les cours d’eau et les nappes en aval.

-Les glaciers : Et oui, les glaciers / neiges stockent également de l’eau en hiver, et en relâchent en été. Et c’est très bien comme ça d’ailleurs. En effet, les glaciers alpins permettent ainsi de tamponner les variations de débits entre été et hiver, évitant ainsi les pénuries en période d’étiage. Ca me rappelle quelque chose.

7- Des arguments idéologiques ?

Comme je l’ai brièvement expliqué précédemment, la cause des oppositions aux bassines est avant tout idéologique. Pour les antis, les stockages d’eau vont sauvegarder (voire favoriser) un modèle agricole qu’ils ne veulent plus : des cultures intensives, gourmandes en eau, souvent utilisées pour l’élevage (maïs…).
De mon point de vue, même si ce modèle était vraiment plus délétère qu’un autre (ce qui n’est pas forcément vrai à mon avis), je pense qu’il s’agirait de le quitter de manière volontaire et concertée (on est en démocratie), plutôt que de le faire de façon contrainte sous la menace d’événements climatiques en empêchant les solutions d’adaptation.
Je trouve que ça ressemble un peu à la position des écologistes sur la voiture électrique. Même bénéfique pour l’environnement par rapport aux voitures thermiques, celle-ci est fustigée car allant à l’encontre de leur vision de société idéale basée sur les transports en commun et le vélo.
Le problème étant que cette vision de société idéale n’est pas forcément partagée par une majorité de nos citoyens, donc en attendant, je serais d’avis de ne pas bouder ces solutions technologiques d’adaptation et d’atténuation (mais ça ne reste que mon avis).

En espérant que ce travail vous aura permis d’y voir un peu plus clair sur ce sujet complexe et d’actualité…

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