Omniprésente dans les magasins, à la télé, dans les programmes écologistes, l'agriculture biologique s'est hissée en fer de lance de l'agroécologie. Pourtant, ses effets sur la santé et sur l'environnement, considérés comme acquis par la plupart des gens, sont fréquemment remis en question sur les réseaux sociaux et dans les sphères rationnalistes.
Alors, le bio, une agriculture plus vertueuse, vraiment ?
1) Pourquoi est-il si difficile de savoir si l’agriculture biologique est plus vertueuse ou non ?
L’agriculture biologique est un mode de production agricole qui existe depuis des décennies et qui exclut tout intrant de synthèse, que ce soit les pesticides (substances utilisées pour lutter contre les ravageurs et les mauvaises herbes) ou les engrais (substances fournissant certains éléments chimiques essentiels au bon développement des plantes).
On peut penser qu’après des décennies d’agriculture biologique, les scientifiques sachent précisément les gains et les limites de ce type d’agriculture… Mais en réalité, l’évaluation est très compliquée et je vais essayer d’expliquer pourquoi.
Evaluation des gains environnementaux et facteurs confondants
Les études qui mentionnent les gains environnementaux potentiels de l’agriculture biologique sont, dans la majorité des cas, des sortes d’études observationnelles donc, comme en épidémiologie, les résultats peuvent être biaisés par d’éventuels facteurs confondants.
Je m’explique : en général, pour savoir si le bio est meilleur ou pas que le conventionnel, les scientifiques vont collecter des données dans des exploitations bio et dans des exploitations conventionnelles, et vont ensuite comparer les deux.
Par exemple, imaginons que ces données mettent en évidence une association entre bio et meilleure qualité de la vie dans le sol. Est-ce que cela veut nécessairement dire que les contraintes du cahier des charges bio sont responsables de l’amélioration de la vie dans le sol (= lien de causalité) ?
Probablement, mais pas forcément, car il peut exister des facteurs confondants. Par exemple, il se peut que les agriculteurs bio soient, de base, statistiquement davantage sensibilisés à la protection de l’environnement que leurs camarades en conventionnel. Et cette sensibilité écologique peut, à elle seule, jouer sur les résultats de l’exploitation.
Ici, la sensibilisation à l’environnement est un facteur confondant possible.
Et on peut imaginer que cette sensibilisation à l’environnement pourrait avoir des conséquences sur la façon de mener l’exploitation, indépendamment des contraintes générées par le cahier des charges :
Peut-être que les agris bio utilisent en moyenne davantage de couverts végétaux (alors que ce n’est pas imposé dans le label), peut-être qu’ils font plus attention aux quantités de pesticides utilisées, peut-être qu’ils sont statistiquement plus nombreux à effectuer des rotations longues (non imposées dans le label), etc.
Donc à mon avis, même si des associations sont détectées entre bio et un facteur x, le lien de causalité n’est pas forcément acquis.
L’idéal serait de faire l’équivalent des « études d’intervention » en épidémiologie, par exemple de prendre un panel d’agriculteurs, de demander à la moitié de faire du bio et à l’autre moitié du conventionnel. Mais bon, pour des raisons évidentes, c’est beaucoup plus difficile de procéder de la sorte en agriculture que pour un essai clinique…
Il y a eu cependant des tentatives : par exemple les expérimentations de la « Cage » :
Là, on a des essais réalisés sur des parcelles expérimentales, au même endroit, avec un contrôle des conditions de culture sur chaque parcelle.
Le problème est que ce genre d’expérimentations est assez rare, les surfaces d’expérimentations sont petites, et les paramètres choisis pour chaque type de culture peuvent être critiquables (par exemple, dans ces essais les expérimentateurs ont choisi un modèle bio avec labour, et non un modèle bio avec TCS).
Evaluation des impacts sur la santé et facteurs confondants.
Concernant les gains potentiels du bio sur la santé, là aussi ce n’est pas du tout évident à évaluer. Car là encore, on est un peu obligé de faire des études observationnelles soumises aux biais liés aux facteurs confondants.
Bien sûr que les consommateurs de bio ont une meilleure espérance de vie que la moyenne de la population, et bien sûr qu’ils ont globalement moins de pathologies diverses, mais démontrer que le bio peut avoir une responsabilité là-dedans c’est d’une autre paire de manche.
En effet, la population consommatrice de bio est très typée sociologiquement : en moyenne, les consommateurs de bio ont un niveau de vie plus élevé, font plus attention à leur alimentation, mangent plus de fruits et légumes, fument moins, boivent moins, etc. Autant de facteurs confondants qu’il faut prendre en compte.
Fort heureusement, on a des méthodes statistiques qui permettent d’éliminer les facteurs confondants afin de déduire l’effet du seul facteur qui nous intéresse. Mais comme le dit Davis Louapre de « Science étonnante », contrôler les facteurs confondants c’est très compliqué, et il est toujours possible que des biais subsistent.
Alors du coup, on peut se demander à quoi ça sert de faire des études observationnelles si de toute façon le résultat est biaisé et qu’on ne peut pas déduire de causalité ?
Ça sert quand même pour deux raisons :
* Si le risque est vraiment élevé, alors la causalité devient beaucoup plus probable. Du coup, ces études permettent au moins de savoir que le risque est faible, à défaut de savoir (pour le moment) si le risque existe vraiment ou non.
* Ça donne quand même des indices. Si on multiplie ces études observationnelles et que les indices sont concordants, on peut par accumulation de ces indices augmenter le curseur de probabilité de la causalité.
Et au fait, pourquoi ne pas faire d’études d’intervention ? On prend un panel de gens, on demande à la moitié de manger bio et à l’autre moitié de manger conventionnel et le tour est joué. En fait, ce genre d’études est apparemment très compliqué et couteux à réaliser, ce qui fait qu’on en a assez peu. Et de plus, les durées d’expérimentation sont très courtes, de l’ordre de quelques semaines. Alors, c’est suffisant pour récupérer des données sur la présence de certaines molécules dans les urines par exemple, mais bien insuffisant pour tester l’apparition des maladies.
Et enfin, comme le dit l’épidémiologiste Thibault Fiolet sur son blog (cf. citation ci-dessous), on a finalement assez peu d’études sur le sujet, et qui sont souvent peu comparables entre elles, ce qui rend les conclusions difficiles à tirer.
Influences possible des enjeux économiques sur les résultats de la science.
Je ne suis pas du tout le genre à crier au lobby dès qu’il y a une étude qui ne me plait pas, mais ne soyons pas totalement naïf non plus.
L’agriculture, dans le monde, ça pèse pour des centaines de milliards d’euros, avec des entreprises parfois peu scrupuleuses (p. ex. Bayer-Monsanto fait un chiffre d’affaires à plus de 40 milliards d’euros). Il est probable que des pressions et influences aient été exercées sur certains scientifiques en vue de défendre certains intérêts. Et d’ailleurs, cette influence pourrait exister des deux côtés, car le marché du bio génère aussi des dizaines de milliards de bénéfices avec aussi des grosses entreprises (p. ex. Bjorg fait un chiffre d’affaires de plus de 300 millions d’euros).
Ces fraudes / pressions sont difficiles à démontrer formellement, mais il existe apparemment plusieurs exemples de suspicions et de conflits d’intérêt.
Cependant, je suis quand même d’avis de partir du principe que, jusqu’à preuve (ou au moins indice) du contraire, les scientifiques sont de bonne foi. De toute façon, les études scientifiques, c’est encore ce qu’on a de plus fiable pour créer de la connaissance, même s'il reste probable que ces intérêts financiers contribuent à apporter de la confusion dans les résultats.
La difficulté à comparer les externalités négatives de chaque système.
Si on cherche à savoir si *globalement* le bio est plus vertueux que le conventionnel, cela nous oblige à comparer des choses qui n’ont rien à voir : le bio peut poser des problèmes d’ordre complètement différent que ceux de l’agriculture conventionnelle.
Par exemple, imaginons une exploitation qui a de meilleurs résultats en termes de biodiversité, mais qui présente des rendements moindres. Dans ce cas, l’usage des sols par unité de production va augmenter.
Difficile alors de savoir ce qui est le plus vertueux entre la diminution de l’usage du sol permise par un système intensif (mais associé à un coût écologique plus important par unité de surface), et la diminution de l’impact sur la biodiversité par unité de surface permise par l’autre système (mais associé à un usage des sols plus important par unité de production).
En bref, il semblerait que ce ne soit pas du tout facile d’obtenir une validation nette et consensuelle par la science de tel ou tel type de pratiques agricoles.
Cela pourrait expliquer pourquoi, malgré des décennies de recul, ça ne soit pas encore clair du tout, et que des gens pourtant rationnels et informés puissent être en désaccord complet sur ces questions, sur twitter ou ailleurs…
Mais malgré ces incertitudes, on peut estimer quand même avoir suffisamment de connaissances pour pouvoir pointer les points forts et les points faibles de l’agriculture biologique...
2) Quels sont les atouts et les points faibles de l’agriculture biologique ?
Comme vu précédemment, il est difficile de produire des connaissances fiables concernant les bénéfices et les risques de l’agriculture biologique. Cependant, il ne s’agit pas non plus de tourner le dos complètement à toutes les études qui ont été faites sur le sujet. Je vais donc ici essayer de synthétiser les résultats de mes propres recherches concernant le sujet, en espérant que cela soit à peu près représentatif de l’état de la science sur le sujet.
a) Impacts écologiques
Commençons par les impacts écologiques, et pour cela je vais surtout m’appuyer sur cette étude, en supposant qu'elle est représentative du consensus à ce sujet (ce qui est probable).
Biodiversité par unité de surface
Le bio semble quand même fournir un net avantage là-dessus.
Assez contre-intuitivement, il semblerait que c’est l’utilisation de fertilisants organiques qui serait le facteur prépondérant dans la préservation du micro-biome (bactéries, champignons, …). Mais l’absence de pesticides de synthèse doit aussi très probablement fournir un avantage, notamment dans la préservation de la macro-faune.
Alors oui, l’agriculture biologique utilise aussi des pesticides « naturels » qui peuvent être problématiques, mais statistiquement, aujourd’hui, il semblerait que malgré cela les sols des exploitations biologiques soient majoritairement en bien meilleure santé que les sols des exploitations conventionnelles. Il reste possible que dans certains secteurs, et que chez certaines exploitations ce ne soit pas (ou moins) le cas.
Structure physique du sol et limitation de l’érosion
Le bio semble encore fournir un avantage sur le conventionnel avec travail du sol intensif, même s’il semblerait que les agris conventionnels « sans labour » fassent un peu mieux.
Cet avantage provient probablement principalement de l’ajout d’amendements organiques (au lieu des engrais de synthèse). Peut-être aussi parce que les agriculteurs bio doivent statistiquement davantage utiliser des couverts végétaux en interculture. Peut-être également que la préservation de certains animaux (p. ex. les lombrics) permet d’améliorer la structuration du sol.
Pollution des eaux par unité de surface
Là encore, avantage pour le bio qui arrive à davantage limiter ses fuites d’azote, probablement grâce aux engrais organiques (qui sont lessivés plus lentement que les engrais de synthèse) et peut-être aussi parce que les agriculteurs bio doivent statistiquement davantage utiliser des couverts végétaux en interculture, ou des bandes enherbées.
Atténuation de l’effet de serre par unité de surface
Le bio est encore une fois avantageux, grâce à l’utilisation des amendements organiques (les engrais de synthèse dégazent davantage de N2O dans l’atmosphère, et leur fabrication est de plus coûteuse énergétiquement).
Du coup, on voit bien d’après cette étude que le bio est statistiquement beaucoup plus vertueux écologiquement par unité de surface que le conventionnel. Et à priori, ce n’est pas la seule étude qui dit cela.
Par exemple ici pour la biodiversité, ici pour la préservation de l’eau, ici pour les GES...
Mais selon moi il y a deux gros bémols :
-La productivité, qui est beaucoup plus faible.
L’étude que j’ai linkée plus haut souligne bien la présence d’un « trade-off » (arbitrage) entre la productivité (PROV) et les fonctions écologiques (REGU, SUPP). Evidemment, si on pouvait avoir facilement les deux, ce serait trop simple…
Ainsi, les impacts qui sont évités à l’endroit du champ pourraient être déplacés ailleurs et compensés par la nécessité de couvrir plus de surface pour produire autant. Il n’est donc pas évident qu’à unité de production équivalente le bio soit plus vertueux.
Pour la biodiversité, le gain à l’endroit du champ peut être compensé par un usage des sols plus important. Cet inconvénient est d’ailleurs pointé du doigt dans le dernier rapport de l’IPBES (seul passage qui parle du bio d’ailleurs…).
Pour la pollution des eaux et les GES, c’est le même souci : s’il y a plus de terres pour produire la même quantité de produits, alors cela implique davantage d’azote et davantage d’émissions de GES par unité de production.
Les ACV (analyses de cycle de vie) qui ont été réalisées sur le sujet ont le mérite de raisonner en unités de produits, et elles donnent souvent un avantage au conventionnel. Après, je me méfie particulièrement des ACV car il semblerait que leur méthodologie soit encore critiquable, notamment parce qu’elles ne prendraient pas tous les facteurs en compte (cf. citation ci-dessous).
-La dépendance aux amendements organiques.
J’ai déjà parlé longuement de ce problème dans un autre article orienté uniquement sur les GES que je vous incite fortement à lire si ce n’est pas déjà fait.
En gros, beaucoup des avantages du bio (pour les GES, mais aussi pour la biodiversité, la structure du sol et la limitation des fuites d’azote) proviennent de l’utilisation obligatoire d’engrais organiques. Mais la quantité d’engrais organiques disponibles aujourd’hui dépend de l’élevage.
Même si le bio n’existait pas, le lisier et le fumier créés serait probablement quand même utilisés (et d’ailleurs, actuellement il est majoritairement utilisé en conventionnel).
Et inversement, s’il y avait davantage de bio, ce n’est pas pour ça qu’on produirait plus de fumier / lisier.
Pour expliquer autrement : le paramètre « utilisation d’engrais naturels » n’est en fait pas lié au paramètre « proportion d’exploitations bio ».
Alors on peut quand même remarquer que le développement de l ‘agriculture biologique pourrait inciter à l’utilisation accrue des légumineuses, qui sont des plantes ayant le super-pouvoir de fixer l’azote atmosphérique.
b) Les bénéfices du bio pour la santé.
Et là, il faut bien distinguer le bénéfice pour la santé des agriculteurs des bénéfices pour la santé des consommateurs. Trop souvent on a l’amalgame entre les deux alors que ça n’a rien à voir.
Concernant les agriculteurs.
On entend souvent dire que la durée de vie des agriculteurs est supérieure à celle de la moyenne de la population. C’est vrai, mais ça ne veut pas dire que certaines substances n’entrainent pas de pathologies. En l’occurrence, les agriculteurs ont aussi un train de vie en moyenne plus sain, avec notamment la pratique d’une activité physique régulière dans le cadre de leur métier.
Quoi qu’il en soit, des études de cohortes ont été réalisées, notamment la cohorte « Agrican ». Vous pouvez aussi lire le rapport de l’INSERM sur le sujet : il apparait que certaines pathologies pourraient être favorisées par les pesticides :
Lymphome non hodgkinien (+3 à 98%, le 98% correspond aux personnes travaillant dans les industries de production des pesticides), leucémies (+7 à 43%), maladie de Hodgkin (+9 à 25%), myélomes multiples (+9 à 39%), cancers de la prostate (+12 à 28%), mélanome (+15%), maladie de Parkinson (+39 à 71%), maladie d’Alzheimer (+30 à 40%), troubles cognitifs, troubles de développement de l’enfant pendant la grossesse, risques de leucémie chez l’enfant après exposition pendant la grossesse, infertilité…
Alors c’est sûr que cette liste fait peur, mais les risques relatifs restent relativement faible alors pas de panique non plus. Par exemple, un fumeur régulier augmentera ses chances de cancer de poumon d’environ un millier de %, ce qui aide à relativiser.
De plus, parmi les substances potentiellement incriminées, il y en a actuellement un bon paquet qui sont aujourd’hui interdites en France. Même s’il reste des substances autorisées qui sont potentiellement problématiques...
Alors est-ce que le bio permettrait d’éviter ces risques ? Probablement que oui, car même si « naturel » ne veut pas dire inoffensif, la majorité des substances à risque sont interdites en bio. Reste quelques substances potentiellement problématiques comme le sulfate de cuivre.
Concernant l’alimentation.
L’exposition via l’alimentation aux résidus de pesticides est bien plus faible qu’une exposition professionnelle, ainsi les risques sont réduits.
Si j’en crois Thibault Fiolet sur cet article, le lien entre alimentation bio et amélioration de la santé n’est pas démontré.
Il faut dire que le fait de consommer bio est corrélé avec un tas de facteurs confondants donc les études observationnelles (qui sont en plus trop rares et hétéroclites) sur le sujet ne prouvent pas grand-chose.
Il pourrait cependant y avoir quelques présomptions de gains d’une alimentation bio, notamment concernant la réduction de l’occurrence des lymphomes non hodgkiniens, des cancers du sein (à prendre avec de grosses pincettes), ou du diabète.
Attention quand même, car les gains potentiels pour la santé ne sont pas forcément tous corrélés avec la moindre quantité de résidus de pesticides : par exemple, le lait et le fromage bio est en moyenne plus riche en oméga 3 car les vaches sont statistiquement davantage nourries à l’herbe en agriculture biologique.
Et encore une fois relativisons : s’il y a vraiment un bénéfice pour la santé à manger bio, celui-ci serait restreint et sans doute très inférieur aux bénéfices fournis par une alimentation équilibrée (et je ne parle même pas de la consommation d’alcool ou de tabac).
c) Les conséquences économiques.
Je ne vais pas trop m’étendre sur le sujet car ce n’est pas trop ma spécialité… Mais à priori le bio rémunère davantage les agriculteurs car les consommateurs sont prêts à mettre davantage dans des produits bio que dans des produits conventionnels. Même si ce n’est pas toujours si évident que ça à cause des pertes de rendements.
En conclusion de cette partie, l’agriculture biologique semble faire écologiquement mieux que le conventionnel par unité de surface, mais ce bénéfice pourrait bien être en trompe l’œil à cause des pertes de rendement et de la dépendance aux amendements organiques, par essence limités… Du coup, difficile de vraiment savoir si ce mode de production est vraiment plus « vertueux » ou non avec les données actuelles.
En revanche, au niveau sanitaire et au niveau de la rémunération, il semblerait quand même qu’il y ait un gain palpable pour les agriculteurs, même si le bénéfice pour le consommateur reste à prouver.
3) Dans l’hypothèse où l’AB serait plus vertueuse, faudrait-il la généraliser pour autant ?
Nous avons vu que, pour le moment, ce n’est pas forcément évident d’assurer que le bio est globalement plus vertueux que le conventionnel, et ce malgré pas mal d’atouts supposés.
Mais imaginons que de nouvelles preuves scientifiques attestent de manière claire que l’AB telle qu’on la pratique aujourd’hui est vraiment meilleure écologiquement. Est-ce que pour autant il faudrait généraliser la pratique ?
Assez paradoxalement, je pense que non, et je vais essayer d’expliquer pourquoi.
L’idée générale, c’est que plus la proportion de l’AB sera importante, plus des défauts apparaitront, et moins elle deviendra intéressante. Et ce pour plusieurs raisons :
-Actuellement, on peut supposer que la majorité des agriculteurs qui font du bio le font par conviction écologique. Ainsi, ce sont des gens qui globalement vont respecter à la fois le cahier des charge et l’esprit de l’agriculture biologique.
Mais que se passera-t-il si on crée une forte incitation à la conversion (incitation financière ou obligation à terme) ? Alors, possiblement, de plus en plus d’agriculteurs passeront au bio à cause de cette incitation, plutôt que par conviction. Et il sera ainsi probable que ces exploitations là aient des résultats moins probants que ce qu’on a aujourd’hui.
-Actuellement, l’agriculture biologique se concentre sur les secteurs où les pertes de rendements sont les plus faibles, à savoir la viticulture, l’arboriculture, l’élevage et le maraichage.
Mais généraliser le bio signifie augmenter la proportion d’AB en grandes cultures, là où les pertes de rendements sont beaucoup plus fortes (de l’ordre de -40% à -50%). Du coup, le rendement global du bio diminuerait, ce qui augmenterait les externalités négatives.
-Comme je l’ai déjà dit, l’AB est dépendant d’engrais organiques (fumier / lisier) qui eux-mêmes dépendent de l’élevage. Pour le moment, à peu près un tiers des surfaces agricoles en France sont fertilisées par ces engrais organiques, et vu qu’il n’y a que 5.7% de surface agricole en AB, on est large. Mais si la surface agricole en AB augmente au-delà des 30%, je ne vois pas trop où on trouvera la matière organique nécessaire à la fertilisation. D’autant que la part d’élevage en France est probablement amenée à diminuer.
Une étude de l’INRAE a tenté de modéliser l’impact d’une généralisation du bio (pour différents %) au niveau mondial sur les stocks d’azote, et les résultats tendent à démontrer qu’au-delà des 20%, il faudrait changer complètement notre façon de produire et de consommer (moins d’élevages de porcs et de volailles, plus de prairies, moins de consommation journalière, plus de légumineuses,…). Et même avec ces changements sociétaux contraignants, il parait difficilement envisageable de dépasser les 60% d’AB.
-Au niveau économique cette fois… Pour le moment, le bio s’en tire bien car les produits estampillés AB se vendent plus chers, ce qui permet de rémunérer davantage les agriculteurs malgré les pertes de rendements. Mais les acheteurs de produits bio actuellement sont globalement un public aisé et / ou avec des convictions. Mais si la proportion de bio augmentait vraiment beaucoup en France, alors il faudrait sortir de cette niche pour aller chercher un public plus large qui ne sera, lui, pas forcément prêt à payer davantage. C’est à ce moment là qu’on se prendra la concurrence étrangère de plein fouet.
Ce que je veux dire, c’est que le modèle économique du bio qui fonctionne actuellement ne fonctionnera probablement plus si sa part augmente trop.
4) Dans l’hypothèse où l’AB serait moins vertueuse, faudrait-il s’en débarrasser ?
Imaginons maintenant que de nouvelles preuves attestent de performances écologiques moindres pour l’AB que dans le conventionnel. Est-ce que pour autant on devrait faire disparaitre l’agriculture biologique ?
Encore une fois, je pense que non, car pour moi l’intérêt du bio ne réside pas forcément que dans la performance.
Déjà, l’AB permet actuellement de rémunérer plus de 10% des emplois agricoles, avec majoritairement de meilleures rémunérations que dans le conventionnel. Le bio, aujourd’hui, je vois ça comme une sorte de moyen de faire payer plus cher de leur plein grès certains consommateurs (en général les plus aisés, en plus) pour leur nourriture, ce qui fait une rentrée d’argent supplémentaire pour le secteur agricole qui en a bien besoin. Si on supprime le bio, cette rentrée d’argent disparait, et ce sont les agriculteurs concernés qui vont trinquer.
Ensuite, pour moi les agriculteurs bio ont un rôle à jouer dans l’innovation et l’amélioration des pratiques agroécologiques. La suppression des intrants de synthèse est un choix tellement contraignant et drastique qu’elle incite l’agriculteur tenter des choses pour maintenir malgré tout ses rendements. Et si ça ne fonctionne pas, cette prise de risque est couverte par la rémunération supérieure de ses produits, ce qui ne serait pas le cas en conventionnel.
En fait, je vois les agris bio comme des sortes de pionniers, ayant les mains libres pour essayer des méthodes nouvelles, qui, si elles fonctionnent, pourront à terme profiter à l’ensemble des exploitations.
Je terminerais en tentant une analogie : imaginez une armée avec 95% de soldats et 5% d’éclaireurs. Il est probable qu’un éclaireur soit dans l’absolu plus utile qu’un soldat, car il permet d’obtenir des informations cruciales. Et pour autant, une armée constituée de 100% d’éclaireurs n’aurait pas grande efficacité.
De même, il est stupide de virer les éclaireurs sous prétexte qu’ils se battraient moins bien que les soldats, car leur rôle n’est pas là.
Voilà ce que je pense des agriculteurs bio : ce sont un peu nos éclaireurs à nous, et à mon avis c’est très bien qu’ils soient là.